Confinement - Marie-Anne Delahaut

Pleine Lune sur son vaisseau de nuage, Hour-en-Famenne, 21.01.2019. - Photo M-A D.

La psy s'obstinait à faire défiler sur l'écran qui occupait tout le pan droit de ce foutu caisson maternel des images d'aurores boréales, de chorégraphies d'oiseaux sur l'azur terrestre, des clairs de lune cristallisant la lumière autour du globe de cette Terre de nos ancêtres. A quoi bon ! Depuis exactement 93 ans, cette planète n'existait plus; la seule trace de sa splendeur millénaire était une vague nébuleuse, depuis longtemps disparue de notre horizon.

J'avais 17 ans au moment historique de ce qui reste pour moi "l'explosion". Je l'ai ressentie de loin, j'étais avec mes parents dans la navette interplanétaire qui nous emmenait comme chaque année à pareille époque sur le satellite paradisiaque que le gouvernement européen avait créé à proximité de la Lune. Sébastien, mon copain, m'y avait précédée et je brûlais de le rejoindre.

J'ai brûlé pour rien, je ne l'ai jamais revu. Les premières nouvelles de l'attaque sont arrivées, avec quelques années lumière de retard, par l'intermédiaire de la sonde Voyager. Cela semblait tellement irréel, une guerre menée par des êtres qui n'étaient pas tellement différents de nous - sinon qu'ils ne communiquaient pas par la parole mais par des ondes télépathiques. Mon père a été appelé pour ce combat pendant que nous, les adolescents, étions formés pour cette guerre de l'espace.

Je n'ai plus jamais quitté ces vaisseaux, navettes ou autres engins de guerre. Je n'ai plus jamais respiré autre chose que cet oxygène artificiel conditionné. J'ai reçu comme les autres dans mon sang ce produit qui a stoppé notre vieillissement : j'aurais 110 ans sur Terre, j'en parais définitivement 35, comme tous mes compagnons d'odyssée.

J'ai participé activement à un combat en "première ligne" : j'en garde cette greffe d'une jambe en peau humaine mais aux articulations de robot.

Nous sommes tous désensibilisés, mais nous devons assurer la reproduction de l'espèce. Tout allait presque bien jusqu'au moment où le vaisseau Pluton X34 a été récupéré de sa dérive. Il avait été durement frappé par une charge ennemie et tout son équipage était perdu. Sauf Olivier et Eloïse. Ils ont été emmenés dans le Caisson Ion mais les médecins n'ont rien pu faire, leur maladie était inconnue, ils sont morts atrocement.

Le virus est resté, ultime victoire de cette galaxie maudite. Nous avons tous été contaminés. Le sida de mes aïeux, contre lequel j'avais été vaccinée, n'était que l'ombre de cette nouvelle souffrance.

Ainsi donc tout contact était interdit entre les humains. De l'accolade à la poignée de mains, du simple baiser à …

Nous vivions comme des automates, emballés comme les antiques surgelés dans nos scaphandres métallisés. La reproduction ? Assurée chimiquement par robots interposés. Les futurs mères et pères n'étaient même pas présentés.

Et j'avais envie de hurler, malgré mon cœur de glace, emballée dans mon linceul chirurgical. A mes côtés, dans son cocon de verre, mon fils remuait doucement, nu dans sa pureté de nouveau-né. Ses petites mains se lançaient dans le vide aseptisé de son scaphandre, sa petite bouche cherchait en vain : je suis à côté de lui, mais jamais au grand jamais je ne pourrai le toucher, le serrer dans mes bras, l'embrasser, lui murmurer mon amour à l'oreille, réchauffer ses larmes…

Comment pourrait-il comprendre que moi, sa maman, je suis là près de lui ?

Un cri s'est étouffé dans ma gorge. Mes mains n'ont rencontré que les lanières qui les enserraient.

Je ne suis plus rien d'autre qu'un robot.

Flying to Washington D.C., 25.07.2008 - Photo M-A D.