Eclatante complicité avec mon papa, Jean Delahaut, devant ma maison, 08.06.2003.
Surprenant de constater que l'éclaircie dure depuis plus d'un quart d'heure ce matin ! Le ciel est d'un bleu à rêver, sans un nuage. Les crocus ont ouvert leur coeur safran aux rayons presque incongrus du soleil qui se réjouit du printemps naissant, les oiseaux tourbillonnent et babillent, chargés de brindilles, quelle ambiance de marché !
Je travaille à la maison ce mercredi matin et je ne peux résister à cet appel chantant. Je cours chercher la petite table de jardin, je l'installe sous le saule nu, près de l'étang. Une chaise, mon ordinateur portable, un pull en plus et me voilà à l'ouvrage, le coeur en vadrouille. Continuer mon rapport du colloque, ne pas regarder mes courriels en retard de ce matin. Je m'applique.
L'étang est rempli, l'eau ondule doucement, berçant les feuilles de nénuphars qui la semaine passée s'auréolaient encore de givre, fleurs ouvragées de blanc sur la surface gelée. Savez-vous où se cachent les grenouilles pendant l'hiver ? Bon. J'en reviens à mon chapitre 3. Les oiseaux gazouillent, c'est adorable. Le plaisir d'habiter à la campagne, c'est aussi pouvoir profiter de ce silence majestueux, qui repose l'esprit. Bien sûr, les poules causent, un coq annonce le prochain changement d'heure, les vaches prévoient leur retour aux champs. Chapitre 3, disais-je. Chut. Je me concentre. Production maximum.
Soudain un bruit de carriole essoufflée me dérange. Des borborygmes incongrus s'insinuent dans mon environnement. Qu'est-ce donc ? Qui ose ainsi perturber le concert silencieux ? Oh... non !
"Allo allo, les ménagères! Profitez de mon passage ! Vieux fers, vieux cuivres, vieilles cuisinières, ...." Concentration cassée. Je tente de fermer les écoutilles, mais impossible. Cinq minutes à m'énerver, rentrer ou attendre ? L'espèce de camionnette bourlingante crachote en passant devant la maison. Notre terrain a trois côtés à rue, bordés d'une haie vive encore sommeillante. Je n'échapperai donc pas à la pétarade. "Vieux fers, vieilles batteries, vieux coeurs, Allo allo, les ménagères !" Pourquoi les ménagères ? Quel phallocrate de penser que seules les dames sont à la maison en milieu de matinée ! Et toujours ces mêmes ritournelles d'un siècle passé. Il m'énerve !
Vieilles batteries, vieux coeurs, .."Vieux coeurs" ? C'est nouveau, ça ? Technologie moderne ? Le coeur du robot ? R2D2, la Guerre des Etoiles en camionnette... Bon, tant qu'à faire d'être distraite, je me lève et... il m'a vue ! Il s'arrête face à la grille. "Allo allo, les ménagères!" Quel sans-gêne, franchement !
Je m'approche avec des yeux de braise. Le conducteur de l'engin reste au volant, moustache fournie dépassant d'un chapeau informe. Un jeune homme ouvre la portière passager et saute agilement au sol, se dirige vers moi et me salue comme un mousquetaire. Je souris malgré moi. Il n'est pas mal du tout, cheveux noirs bouclés jusqu'aux épaules, un T-shirt marin rayé blanc et bleu sur un corps d'athlète, un jeans parfaitement propre, belle allure... "Quelque chose pour votre service, Madame ?" me lance-t-il avec un sourire d'Adonis... Je ris. Oui, vraiment, je ris et lui aussi. Je suis nulle. Et je lui réponds d'un ton que je veux sec : "Vous avez dit "vieux coeurs" ?".
Alors surprise : le père saute aussi du camion, vient vers moi en courbette. "Madame est connaisseuse!". Je me serais bien passée de ce compliment. Et il m'explique que c'est sa spécialité. Qu'il en garantit la qualité. Qu'il faut les utiliser dans les 48 heures, succès assuré. Qu'il n'en a pas chaque fois, que je dois en profiter. Qu'il me fera un prix. Il me propose trois choix : un coeur d'avocat (mort d'émotion en plein tribunal), un coeur de banquier (mort d'un excès de vitesse dans sa Porcshe) et un coeur d'abbé conteur (brave membre d'une confrérie renommée pour ses bières spéciales, mort de rire en pleine narration). N'importe quoi.
Je pense à mon papa, gastronome et bon vivant, essoufflé de bonnes ripailles et d'histoires à dormir debout. Après tout, je n'ai rien à perdre... Mise à prix pour le saint coeur ? Je négocie une poignée d'euros, "Ah Madame, vous faites le bon choix!". Adonis prend précautionneusement une boîte dans une espèce de frigo. Il me la donne avec un regard qui fait bondir mon coeur à moi ! Vite, que je m'échappe... Le père explique et je n'écoute pas, mode d'emploi, enveloppe, garantie, je hausse les épaules, lance un au revoir et me sauve en verrouillant la grille.
Franchement, je suis gênée de moi. Je regarde cette boîte, ronde comme une boîte à chapeau, scellée et décorée d'angelots grotesques. Il faut que je raconte cette histoire ridicule à quelqu'un ! Je téléphone à mon père et... il rit, il se moque un peu, me dit que je devrais l'écrire pour un concours de nouvelles. Mais, surprise, il me dit aussi qu'il veut bien tenter l'aventure et tester le coeur de l'abbé, après tout. Je n'en reviens pas mais... je m'exécute !
J'ai conduit la boîte au cardiologue qui soigne mon papa. Il n'a pas eu l'air étonné outre mesure, il m'a dit qu'il allait étudier la question et... le coeur. L'opération a été planifiée très vite. Tout s'est bien passé, la boîte aux angelots m'a été rendue, vide, et mon père était en pleine forme. La convalescence s'est passée sous surveillance médicale mais de manière sereine. Nous nous sommes tous retrouvés chez mes parents un dimanche suivant pour un dîner soulagé. Tout s'est passé en harmonie, dans une ambiance très chaleureuse.
A la fin du repas, mon père s'est levé tout à coup, souriant comme un ange, en disant "Je vais vous en raconter une bien bonne..." Et il s'est mis à nous parler d'un air docte, en riant de plus en plus de notre air ébahi, une histoire qui semblait couler de source... en latin !
Note : Papa a fait plusieurs infars et a réellement été opéré du coeur.
A l'hôpital, il a lu cette histoire aux médecins et au personnel médical,
il a fait rire tout le monde : c'est authentique !
Vous voyez, la greffe a fonctionné ! In vino lux...
Photo Marie-Anne Delahaut - Mon papa gastronome au coeur d'or... 25.12.2005.
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