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Florilège : La communion

 

Roman "Jean-Baptiste"

 

Jean Delahaut

Lausprelle, 13.07.1990.

Chapitres

01. Rendez-vous (MAD)  * 02. Li Dvantrain (JD)  * 03. La Ducasse (MAD) 

04. La Communion (JD)  * 05. Augusta (MAD)  * 06. Tristesse (JD) 

07. 205 (MAD)  * 08. Période de guerre 1914-1917 (JD)  * 09. Fleurs des champs (MAD) 

10. L'ardoise de Baptiste (JD)  * 11. Emois interdits (MAD)  * 12. Une Montre en or (JD) 

13. Jeanne (MAD)  * 14. Recette pour vivre vieux (JD)  * 15. Tout l'amour d'une maman (MAD).

Octave Delahaut, L'église de Froidlieu, 1910, huile sur toile.

Photo M-A D., toile accrochée dans sa maison.

 

Depuis deux jours, Baptiste calligraphiait. De l'avis unanime, il avait la plus belle écriture du village : à l'école même, Monsieur Bourgeois montrait aux enfants comme modèle une page d'écriture de Jean-Baptiste. 

 

Sur sa table qu'il exigeait ordonnée et propre, trônaient les porte-plume en bois de hêtre, usé à l'emplacement du pouce et du majeur. Il y en avait avec des plumes "Sergent Major" permettant des déliés splendides, des plumes "Henri", pour l'écriture rapide et toute la série des plumes à la ronde de tous les calibres. Baptiste était le champion de la cursive, mais il se défendait bien à la ronde dont la technique était toute différente. 

 

S'il était au travail, c'est que Octave, le petit-fils unique et adulé, allait faire sa communion solennelle. Et qui dit Communion dit Banquet et qui dit Banquet dit Menus… 

 

Le frère de Baptiste qui se prénommait aussi Octave (il était le parrain du communiant et, par conséquent, il lui avait donné son prénom), occupait une situation élevée dans une entreprise namuroise : il était ingénieur et voyageait beaucoup. Il passait ses loisirs à peindre et il avait un coup de crayon sûr. On lui avait demandé d'enluminer les menus, ce qu'il avait fait avec plaisir pour son filleul qu'il adorait. Le menu était un triptyque : au centre, l'artiste avait dessiné un médaillon orné de fleurs et de fruits; dans le bas, un agneau pascal portant sa croix. Les trente menus étaient tous différents et chacun avait son cachet particulier. Le centre était réservé à Baptiste qui écrivait en gothique enluminé : Première Communion d'Octave Delahaut, 9 avril 1912." Sur la page de gauche, le Menu. Il était de qualité, Baptiste le savait et il se réjouissait déjà en écrivant sur chaque page : 

 

Potage consommé 

Bouchées à la Reine 

 

Il savait, Baptiste, que Louise, la cuisinière retenue depuis six mois, se faisait un point d'honneur de réussir ces deux plats qui allaient de pair, le consommé étant le bouillon amélioré de la cuisson des poules… Elle avait l'art d'agrémenter chaque bouchée d'une touche de sauce mousseline dont elle gardait le secret. On en parlait à vingt kilomètres à la ronde. 

 

Brochet sauce Genevoise 

 

Là, il y avait une véritable gageure : ce devait être des brochets de la Lesse, toute proche. Adelin, braconnier patenté du village, avait bien promis, mais allez garantir le produit d'une pêche… Enfin, c'était l'affaire de Louise : il fallait avoir confiance. 

 

Côtelettes de ris de veau 

 

Ca, Baptiste ne connaissait pas. Louise lui avait bien expliqué qu'il n'y en avait qu'un par veau et que ça ressemblait à "dol dispouille mais bramint meilleure". Ce qui était certain, c'est que c'était cher et que Lucien en aurait pour une petite fortune. 

 

Trou normand 

 

Un moment d'arrêt : dans la calligraphie et dans le menu. Ce serait sans doute là que se situerait le moment des vêpres. Les femmes s'y rendraient toutes, les hommes suivant leur état de fraîcheur. A en juger par la liste des vins qu'il avait à aligner sur le feuillet de droite, il y aurait peu d'hommes aux vêpres, quoi qu'en prêche le curé. Il y a certainement cinq ans que Lucien préparait l'événement et, au plus profond de la cave, attendaient un Montrachet 1904 de bonne lignée, du Saint Emilion 1904, une très bonne année et, comme Bourgogne, un Chambertin 1906. Tous ces vins et le champagne du dessert venaient en droite ligne de Givet et ils avaient tous un parfum supplémentaire : celui du produit fraudé, du fruit défendu. 

 

Quand on rentrerait des vêpres pour se remettre à table, viendraient alors : 

 

Le filet de bœuf à la Godart 

Petits pois à la Parisienne 

 

Elie, le boucher, aurait sûrement, à l'occasion de la fête, tué l'un ou l'autre beau bœuf acheté à la ferme Detal qui se faisait une spécialité de cet élevage. Baptiste salivait déjà en imaginant son sur assiette la large tranche de bœuf saignant comme il l'aimait. 

 

Côtelettes d'agneau aux champignons 

 

Lucien aurait évidemment, pour l'occasion, sacrifié "li bèdo" qui pour le moment bêlait encore dans la prairie voisine. Le gamin aurait un moment de tristesse de le savoir égorgé, mais ça lui passerait, il faudrait bien qu'il s'habitue. 

 

Râble de chevreuil, sauce poivrade 

Compote d'airelles 

Cornes de gatte 

 

Une fois encore, Louise allait dépendre du produit de la chasse d'Adelin. Enfin, si elle le disait, c’est qu'Adelin avait certainement repéré le gîte de l'un ou l'autre chevreuil et qu'il se réservait de le tuer pour ce jour de fête… Dans d'autres maisons en fête ce jour-là, il devait aussi y avoir du chevreuil à la carte ! 

 

Macédoine de fruits 

 

Il faudrait bien cela pour se remettre d'aplomb. Louise savait où se procurer des oranges, un fruit magnifique et rare. 

 

Crème Chipolata 

Bavaroise au rhum 

Pièces montées 

 

Pour Baptiste, la partie la moins importante du banquet. A cette heure-là, il ne mangeait plus, il chantait ! Jamais il n'avait été fait pour les sucreries. 

 

Trente fois, Baptiste allait calligraphier toutes ces bonnes choses, avec les titres en cursive, les textes en ronde et la partie centrale en gothique. Trente petits chefs-d'œuvre que chacun emporterait pour garder le souvenir d'agapes gargantuesques. 

 

On faisait bien les choses chez Lucien et Ernestine !

 

Le 9 avril arriva. Il faisait beau : un soleil de printemps illuminait la fête. On avait sorti les vêtements des grandes occasions. 

 

Pour les hommes, ça sentait un peu la naphtaline : ils étaient tous en noir, le style était austère et sobre. Ils portaient une veste courte arrêtée juste sous les hanches, un veston droit à trois boutons et petits revers. Le pantalon se rétrécissait vers le bas et tombait sur le cou-de-pied où les chaussures étaient recouvertes de guêtres de chamois clair… Evidemment, le vêtement étant souvent celui du mariage de l'intéressé, il avait parfois fallu faire quelques ajustements vu le changement de corpulence et plus d'un n'aurait pas pu fermer les boutons de la jaquette. 

 

Chez les dames, on avait beaucoup cousu. Marie, la sœur de Lucien, couturière patentée, avait passé des nuits. On avait sorti pour la circonstance les corsets inconfortables. Les robes, souvent sombres, tombaient jusqu'au sol, les corsages étaient travaillés : Lydie en portait un vaporeux que tout le monde avait admiré. 

 

Ernestine, qui était modiste, avait fabriqué tous les chapeaux. C'étaient de grands canotiers, les plus souvent noirs, ornés de plumes ou d'aigrettes ou, pour les plus jeunes, de fruits et de fleurs. 

 

Octave, lui, portait l'uniforme de communiant : une chemise de soie à manches bouffantes (on se la repassait de génération en génération), un pantalon corsaire noir qui lui couvrait les genoux et des bas blancs. Il avait des chaussures vernies à lacets. Au bras droit, il arborait un énorme nœud avec des franges. 

 

Depuis deux ans, il fréquentait chaque matin la leçon de catéchisme. Chaque trimestre était sanctionné par des examens et, au bout des épreuves, il y avait un classement, comme au Tour de France. Le champion avait droit à tous les honneurs : celui de lire au curé le discours qui avait été écrit par l'instituteur, celui de lui offrir le cadeau traditionnel (c'était souvent un pain de sucre blanc emballé d'un papier bleu qui remplissait je ne sais plus quel symbole) et, enfin, suprême honneur, le droit d'occuper la première place sur les chaises disposées dans le chœur de la petite église. La honte : la dernière place au bout de la rangée. 

 

Octave, fils de l'épicière-modiste et de secrétaire communal s'était montré le plus fort. Il était le premier et ses parents en éprouvaient une remarquable fierté, d'autant plus qu'il avait devancé de peu (mais le curé était resté intègre malgré les pressions du baron) le fis Van de Vingaert, châtelain patenté du village. 

 

Quatre fois on allait, dans le cours de la journée, pouvoir faire constater au monde du village que le gamin était le plus beau, le plus intelligent et le mieux habillé car le programme se composait de la première messe, de la grand-messe, des vêpres et du salut. Enfin, le salut, ne le comptons pas, les participants n'étant plus que des participantes, les hommes étant à cette heure-là trop éméchés pour encore tenir debout dans l'église. 

 

Pour immortaliser l'événement, la veille, on avait fait le déplacement chez le photographe Detiège à Beauraing. L'enfant s'appuyait du coude droit sur une sorte de guéridon; il tenait dans la main gauche son "Paroissien romain" relié de cuir noir et il devait sourire au photographe qui le contemplait tête en bas sur la plaque arrière de son énorme appareil couvert d'un drap noir. C'était très classique, très compassé, mais ça plaisait. 

 

A la grand-messe, l'église était comble. Tante Elodie, l'épouse de Parrain Octave, avait comme à l'habitude fait sensation. On voyait bien qu'elle venait de la ville et qu'elle avait l'habitude de voyager. Elle avait les moyens de s'habiller à Paris. Elle portait des manches à gigot serrées au poignet, une jupe descendant jusqu'au sol serrée aux hanches mais très ample en-dessous. Sa taille était soulignée par un corset. Elle portait un immense chapeau s'ornant de nœuds de rubans et de bouquets de fleurs. Mais ce qui frappait le plus, ce qui scandalisait les femmes, même, c'était son profond décolleté qui avait fait dire à un enfant déluré : "Dis maman, pourquoi Elodie elle a un "pète" sur le ventre ?", ce qui, évidemment, avait fait rire toute la rangée… 

 

La messe avait été longue : les hommes, bien calés sur leur chaise, avaient subi avec courage le sermon du curé; plus d'un, comme à l'habitude, avait quelque peu somnolé. Une communiante avait dû se réfugier, toute pâle, à la sacristie : il n'était pas facile de rester à jeun de minuit à onze heures comme on l'exigeait à l'époque. 

 

Après la messe, on était rentré à la maison et les agapes avaient commencé. Chez Lucien, on s'était d'abord extasié sur la qualité des menus. On avait félicité Octave et Baptiste, les artistes. On avait aussi commenté le programme des réjouissances et on avait attaqué le repas. 

 

Louise avait bien calculé son coup : on servait le Trou normand quand le curé avait sonné les vêpres. Tous les invités, déjà un peu gris, avaient repris le chemin de l'église. On s'était installé et on avait constaté qu'il y avait déjà moins de monde. 

 

Et tout à coup, ce fut la stupéfaction : Octave n'était plus le premier. Il était là, piteux second, déclassé, sanctionné comme un cheval qui a mal trotté. Le jeune baron trônait à sa place, fier de ses boucles blondes répandues sur son col marin. 

 

A la sortie, on attendait les communiants. Que s'était-il passé ? Le curé n'avait rien vu, il avait été mis sournoisement devant le fait accompli et, quand il s'était aperçu du changement, il n'avait rien dit pour éviter l'esclandre.

 

A sa rentrée à la maison, on interrogea Octave qui pleurait. Et finalement il avoua : il avait vendu sa première place pour un sachet de bonbons que le petit baron était venu acheter la veille à l'épicerie. 

 

Dans l'euphorie du Bourgogne, on rit beaucoup de l'incident et Ernestine, qui avait la réputation de ne jamais revenir d'un enterrement sans avoir vendu le chapeau qu'elle portait sur la tête, trouva que c'était bien là un trait de caractère des Monseu et que ce gamin-là, qui était son gamin, saurait se débrouiller dans la vie. 

 

Et tout le monde applaudit… 

 

"Missel vespéral" reçu par Jean Delahaut pour son 9ème anniversaire, de ses tantes Lydie et Denise et son oncle Walthère, 25.02.1937. La première page est garnie d'une edelweiss…(découverte après qu'une autre edelweiss ait été choisie comme entête de la section "Florilège" de MAD-Skills.eu… Etrange hasard ? Collection et photo M-A D. 

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