Chapitres
01. Rendez-vous (MAD) * 02. Li Dvantrain (JD) * 03. La Ducasse (MAD)
04. La Communion (JD) * 05. Augusta (MAD) * 06. Tristesse (JD)
07. 205 (MAD) * 08. Période de guerre 1914-1917 (JD) * 09. Fleurs des champs (MAD)
10. L'ardoise de Baptiste (JD) * 11. Emois interdits (MAD) * 12. Une Montre en or (JD)
13. Jeanne (MAD) * 14. Recette pour vivre vieux (JD) * 15. Tout l'amour d'une maman (MAD).
Elle est tombée d'un livre. Un livre de messe aux pages si fines et à la tranche dorée. Relié de cuir usé à force d'être lu. J'ai vraiment eu un choc, je ne m'attendais pas du tout à cela. Surtout après ce voyage que je venais de faire au pays des souvenirs... Je venais d'être témoin d'un conte de fée, je voguais sur un nuage de tendresse et d'amour tellement fort, j'aurais voulu garder ces images d'éternité si belles de mes grands-parents Octave et Jeanne un peu plus longtemps. Et puis, comme une gifle, le sang qui se glace, le regard qui se brouille. Le temps qui s'arrête et qui fait mal.
Mon père savait-il, en me donnant cette caisse fermée ? J'ai pourtant eu la certitude d'être la première à franchir ce sanctuaire. Je répugne à toucher aux objets personnels qui ne m'appartiennent pas. Mais je devais ouvrir cette caisse poussiéreuse. De prime abord, un fouillis de souvenirs, comme si on avait vidé quelques tiroirs à la hâte. Quelques petits livres, des carnets de comptes, des gants de femme en dentelle, des pétales de fleurs séchées, des photos, un petit sac à main en cuir - oserais-je l'ouvrir ? -, et des lettres, plein de lettres d'amour. De petits agendas, aussi, remplis d'une écriture fine et agile.
J'ai dû m'arrêter, après cette première observation. Cette caisse remplie semblait m'attirer vers elle comme une machine à remonter le temps. Elle dégageait un parfum lourd de fleur et de poussière, un parfum d'autrefois. J'avais vu son contenu, je devais la refermer. Je n'avais pas le droit d'entrer ainsi dans les secrets de mon grand-père et de cette grand-mère que je n'avais pas connue. Machinalement, j'ai repris entre mes mains la pochette de cuir, c'était comme du lézard. Elle était belle, rectangulaire, lourde comme une cachette...
Ensuite il s'est passé quelque chose dans ma tête. J'ai eu la sensation, le sentiment, enfin, comme si j'avais reçu un message : ces souvenirs étaient pour moi, il n'y avait que moi qui pouvais entrer dans leur histoire. Ils étaient enfermés là depuis soixante-trois ans et le temps était venu : je devais les affronter, je devais leur rendre leur liberté.
J'ai poussé un profond soupir, et je me suis laissée guider, sur la pointe des pieds. J'ai dégrafé la fermeture du petit sac et j'ai été bouleversée. Ce sac à main était vivant, son contenu était intact, prêt comme d'hier pour demain, confiant en l'avenir... C'était comme un arrêt sur image, dans un film. Une femme s'en dégageait, évoluait devant mes yeux. Si belle, si fine, si romantique et volontaire à la fois. Coquette et méticuleuse : rouge à lèvres rouge vif utilisé la veille encore, liste de courses, cristal de rire et lettre d'amour... Qui donc me regarde dans ce petit miroir ? Je n'ai pourtant pas les yeux bleus...
J'étais emportée, je me sentais enveloppée par ce regard affectueux et chaud, tendre et malicieux. J'ai lu les lettres. Deux écritures serrées qui se croisent au fil des feuillets jaunis. C'était plus beau que tous les films. Une vraie histoire d'amour et de complicité, de confiance et de certitudes. A deux, puis à trois. Les mots ne se sont pas gravés dans ma mémoire. Ils se sont refermés sur leurs secrets. Seule est restée cette image de vie, cette ambiance de bonheur, ce souvenir vivant que garde un enfant des câlins de sa grand-maman... Je ne sais combien de temps je me suis ainsi laissée bercer. J'étais si bien, j'étais chez moi, là-bas, près de Jeanne.
Alors, pourquoi, ce "Paroissien" ? Tout au fond de la caisse, il était. J'ai toujours aimé ces livres aux fines pages qui bruissent sous les doigts. Signé de sa main à la première page : "Jeanne Haerens, Bomal-sur-Ourthe". Qui donc s'en est servi, après ? Qui donc a glissé‚ dedans cette photo, avant de le jeter aux oubliettes ? J'ai dû laisser passer mon émotion, reprendre mes esprits, et oser regarder. Car enfin, il devait y avoir une raison, un message... Une photo qui "regarde" n'est jamais neutre. Les yeux contiennent toujours l'expression d'un vécu, d'un instant de vie. Alors ?
Rectangle bordé de blanc, au contour découpé en zigzags comme les anciennes photos. Photo de professionnel, signée au dos. Trois personnages en triangle. Au centre, sur la traditionnelle peau de mouton, un beau bébé de quelques mois - disons quatre ou cinq - au visage rond, auréolé de boucles blondes. Ses grands yeux bleus sourient à peine. ("Qu'est-ce donc cette machine bizarre derrière laquelle se cache le monsieur, et pourquoi fait-il tant de grimaces?" doit-il se dire). Et derrière ce petit garçon tout blond, tout fragile, deux taches noires. Atrocement noires. Deux femmes tout de noir vêtues. A gauche, sur la photo, ma Tante Lydie. C'est elle qui a voulu cette photo. Comme toujours, elle a pris en charge. Sa nouvelle belle-soeur, Marie, pose là, à ses côtés. Son frère, Octave reste effondré, déchiré de chagrin. Elle a eu peur, Lydie, elle qui n'a pas d'enfant, que le petit ne suive sa mère. On ne sait jamais, quand le destin s'y met. Il n'était pas question de prendre une photo à la maison de l'instituteur de Focant, l'ambiance n'était vraiment pas à ça. Elle a donc décidé qu'il fallait faire la photographie traditionnelle du petit Jean... Pour marquer un souvenir, pour contrer le destin. Octave n'était pas en état d'affronter cet arrêt dans son travail d'instituteur, auquel il se livrait maintenant avec acharnement. Lydie a donc emmené Marie et Jean. Elle était encore un peu surprise, devant cette femme forte et douce à la fois.
Tout s'était passé si vite... Jeanne, subitement malade, est décédée à 23 ans, le 8 avril 1928, alors qu'elle venait de donner naissance à leur fils Jean le 25 février (Jean-Baptiste, en fait, son grand-père Lucien avait dit "on l'lumra - on l'appellera - comme Papa"). Bien sûr, il fallait quelqu'un pour s'occuper du petit orphelin de six semaines. Marie avait fait l'effort de surmonter son chagrin et de renoncer à sa vie personnelle pour se consacrer au fils de sa sœur. Lydie ne savait rien de ce qu'ils s'étaient dit, mais toujours est-il qu'Octave avait épousé Marie. Jean avait donc une nouvelle maman. Une gentille maman toute dévouée, chaleureuse et si attentive. Elle m'en a raconté des histoires, elle a tant joué avec moi, ma chère Bobonne...
L'image de Jeanne a été précieusement emballée dans le cocon hermétique du souvenir. Elle est tacitement devenue un intouchable secret. Tout a été enfermé dans une caisse, juste après. Sauf une photo sur le bureau de mon grand-père, la belle photo de son mariage avec Jeanne. La vie s'est reconstruite autour d'une nouvelle cellule. Car la vie continue, n'est-ce pas. Et le petit Jean ne devait pas savoir, il ne devait avoir qu'une seule maman à chérir, Marie.
Mais moi je sais maintenant, parce que je l'ai entendue, parce qu'elle m'a parlé de là-haut et que j'ai écouté son message.
Jeanne, maman si pleine de vie et d'amour, s'en est allée trop vite dans un insoutenable déchirement, parce qu'elle savait qu'elle partait.
Elle a pourtant laissé sa marque, son sourire, et donné toute sa force, gravée dans les profondeurs de la mémoire de son enfant, en lui murmurant son amour de maman :
"Mon fils, mon petit Jean... Je t'aime pour toujours".
Pour clore cette belle aventure du roman à quatre mains, mon papa m'a demandé de lui écrire la mort de sa maman. Quand il a reçu mon texte par la poste, il m'a téléphoné, nous l'avons lu ensemble avec une infinie émotion et des larmes partagées. Ensuite papa s'est dit apaisé de recevoir ainsi, enfin, tout l'amour de Jeanne, sa maman…
Mariage de Denise Delahaut avec Walter Closson, 1931?, photo prise devant la maison familiale à Honnay. Lucien est assis au premier rang à gauche, et protège sont petit-fils Jean. Octave est juste derrière sa sœur avec sa seconde épouse Marie Haerens à sa droite, elle-même à côté de de son frère Grégoire Haerens, Lydie Delahaut est assise au premier rang à droite. Leur maman Ernestine Monseu est décédée en 1930.
Collection M-A D.
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