Chapitres
01. Rendez-vous (MAD) * 02. Li Dvantrain (JD) * 03. La Ducasse (MAD)
04. La Communion (JD) * 05. Augusta (MAD) * 06. Tristesse (JD)
07. 205 (MAD) * 08. Période de guerre 1914-1917 (JD) * 09. Fleurs des champs (MAD)
10. L'ardoise de Baptiste (JD) * 11. Emois interdits (MAD) * 12. Une Montre en or (JD)
13. Jeanne (MAD) * 14. Recette pour vivre vieux (JD) * 15. Tout l'amour d'une maman (MAD).
La classe d'Octave Delahaut à Carlsbourg (5ème assis sur le banc), juin 1920. Collection M-A D.
En juin 1921, Octave avait passé ses examens brillamment. Partout, il avait été acclamé, répondant parfois avec l'humour des récipiendaires sûrs d'eux à toutes les questions, même les plus sournoises. Sa leçon finale avait été brillante et il avait reçu les félicitations du jury. Le Frère Directeur, rencontré dans un couloir, s'était même approché de lui avec un grand sourire pour lui dire sa satisfaction. Sans plus évidemment car, jusqu'à la distribution des prix, le secret du classement était bien gardé.
Les examens terminés, il se passait huit jours à ne plus faire grand-chose. On préparait les valises, les malles pour le retour. Tout en logeant encore chez ses cousins, Octave n'a jamais revu Hélène, partie étudier à l'étranger. On préparait aussi la distribution des prix qui, comme chaque année, devait être agrémentée d'une large prestation des sortants. La plupart du temps, le professeur de français était chargé de monter une pièce de Molière, adaptée puisque les rôles féminins étaient tenus par des garçons.
Cette année, le Frère Macédoine s'était offert à créer un pot-pourri musical où interviendrait sa chorale. Il avait caché à tous la pièce maîtresse de son projet : Octave. Il savait qu'il était rare de disposer d'un ténor de sa qualité. Il avait monté un savant scénario où se mêlaient avec à-propos l'Angélus de la mer, le Credo du paysan, des Ave Maria ainsi que les airs de bravoure des Cloches de Corneville, de la Fille de Madame Angot, d'Orphée aux enfers et de Rêve de valse. Un récitant, sur l'avant-scène, lisait avec emphase le poème de liaison qu'avait savamment concocté le Frère Macédoine. Pendant que le récitant officiait, on fermait le rideau et les jeunes enseignants mutés en acteurs et en machinistes changeaintt de costumes et de décors. Au pied de la scène, les dix meilleurs de la chorale reprenaient en chœur certains refrains; au piano, qu'on avait accordé pour la circonstance, officiait le Frère Macédoine en personne.
Octave avait écrit une longue lettre à ses parents et une à son parrain, son grand-père Jean-Baptiste. Il leur annonçait sa réussite certaine. Il les informait aussi du rôle qu'on lui avait réservé dans la pièce de fin d'année et les invitait tous pour la cérémonie et la fête du dimanche 3 juillet à 10 heures. Il y avait même un banquet dans le grand réfectoire de l'école, en l'honneur des sortants et de leurs parents.
Jean-Baptiste, qui se sentait de plus en plus vieux, eut les larmes aux yeux quand il reçut la lettre d'Octave. Il la lut, la relut, mit sa veste, prit sa canne et partit à petits pas chez le voisin.
- Arsène, dit Baptiste, je voudrais que tu atèles. Je vais à Beauraing : Octave a réussi.
On le congratula : un petit-fils instituteur, surtout aussi gentil qu'Octave, c'était merveilleux.
- C'est vrai qui c'es'-t-on brave gamin !
Arsène insista pour accompagner Jean-Baptiste mais celui-ci refusa. On l'aida à grimper dans la carriole car ses vieilles jambes avaient bien du mal à se plier. Il s'installa. Le soleil brillait : Baptiste avait son grand chapeau de paille; la bourrique aussi avait un curieux chapeau fleuri avec des trous pour les oreilles. Il cria "Hue" et l'attelage prit sans problème la route de Beauraing.
Depuis longtemps, il avait son idée. Il allait faire à Octave, depuis toujours son préféré, un cadeau digne du plaisir qu'il lui faisait : une montre. Il y avait beaucoup réfléchi, lui pour qui une montre était un outil quasi inutile. A chaque moment du jour, il connaissait l'heure. Il avait vécu avec les horloges des églises qui sonnaient les heures et les demies mais aussi avec le Soleil, la Lune et la nature. Le matin, au réveil, rien qu'à la lueur qui filtrait de la fenêtre ouverte, hiver comme été, il était capable de se situer dans le temps. Il connaissait les coqs qui chantaient aux alentours. A dix heures, c'était son estomac qui l'avertissait : la petite faim appelait la tasse de café. A midi juste, il se mettait à table pour le dîner et il était satisfait d'entendre, à cet instant-là, l'horloge de l'église entamer sa série de douze coups.
Octave, lui, aurait besoin d'une montre. Sa vie serait rythmée par des séquences de cours et il se souvenait de son instituteur à lui qui posait toujours sa grosse montre sur le pupitre avant de commencer les cours.
Baptiste eut beaucoup de mal à descendre de la carriole, mais heureusement un passant vint à son secours. Il s'attarda un peu devant la vitrine puis entra, déclenchant le carillon des barres de cuivre tintant derrière la porte. Il fut reçu par le patron qui le reconnut.
- Que puis-je faire pour vous, Monsieur Delahaut ? dit-il aimablement.
- Mon petit-fils Octave reçoit son diplôme d'instituteur dimanche. Je voudrais lui offrir une montre en or : ce sera mon dernier cadeau.
- Je vous félicite pour Octave, mais il ne faut pas dire ça, Monsieur Delahaut ! Vous êtes en parfaite santé. Au fait, quel âge avez-vous ?
- Je vais sur mes quatre-vingt-cinq ans ! Et chaque jour, quand je me lève, je me rappelle les paroles de ma mère : "Au delà de soixante ans, quand on se lève et qu'on n'a mal nulle part, c'est qu'on est mort !". Et ils rirent du bon mot.
- Moi, ce sont les jambes qui ne veulent plus m'obéir…
Le bijoutier lui tendit une chaise près de la table de clientèle qui se trouvait à côté du comptoir.
- En or, vous avez dit : c'est une belle alors.
- La plus belle, répondit Baptiste, en sortant de sa poche un vieux portefeuille tout râpé.
Devant l'écrin qui contenait les montres, Baptiste était ébloui. Le bijoutier lui expliqua l'importance du mouvement. Il lui montra les grosses montres destinées aux cheminots, dont la caractéristique était qu'elles étaient décorées au dos d'une locomotive. Baptiste en avait entendu parler. Le bijoutier lui montra aussi que, pour les plus précieuses, le mouvement était le même - donc de qualité - mais que l'artisan avait rendu ce mouvement bien plus plat pour que la montre en or soit beaucoup plus élégante. Baptiste en prit une en main, la caressa: c'était vraiment une belle montre.
Il sortit les billets de son vieux portefeuille, paya en recomptant deux fois, mit dans la poche intérieure de sa veste le précieux écrin puis demanda au bijoutier de l'aider à remonter dans la carriole.
Fouette cocher : l'attelage repris la route de Pondrôme et se mit à son rythme pour entamer la longue côte. Baptiste s'arrêta en haut pour regarder le panorama sur Beauraing et ses environs, un peu comme si c'était la dernière fois qu'il pouvait admirer. La petite ville de Beauraing, sa gare, son chemin de fer. Il eut un long regard pour le cimetière. Un train passa et donna un grand coup de sifflet, comme s'il voulait saluer un admirateur. A Pondrôme, la monture prit d'office le chemin de la gare et s'arrêta chez Grégoire. Lydie avait reconnu les sonnailles. Elle se précipita pour aider son grand-père à descendre.
- Parrain, vous venez avec nous à Carlsbourg ? C'est dimanche et nous y allons tous.
Il déclina l'invitation mais il accepta de venir le dimanche soir pour la fête qui serait organisée pour la rentrée d'Octave.
Lucien, Ernestine, Lydie et Denise étaient à l'heure pour le spectacle du dimanche à Carlsbourg. A l'heure dite, le silence se fit et les trois coups frappés avec vigueur déclenchèrent l'ouverture du rideau. Le décor était splendide : il représentait une clairière avec un banc champêtre. En introduction au spectacle, le narrateur a expliqué, en alexandrins, la présence dans la forêt d'un ténor un peu égaré, à la recherche d'un amour impossible. Octave fit son entrée : il portait un costume en velours avec des manches en dentelles. Sur la tête, il avait un chapeau avec une grande plume, à la manière tyrolienne. Le Frère Macédoine, au piano, plaqua les premiers accords et Octave se mit à chanter. C'était le Credo du paysan : un morceau que tout le monde connaissait par cœur. Il y mettait toute son âme, le public appréciait, on l'applaudit à tout rompre. Pendant une heure, il resta en scène, relayant les uns et les autres, chantant en duo et n'ayant quelque repos que quand la chorale reprenait les refrains. Quand il s'avança vers la scène pour l'Ave Maria final, chanté à plusieurs voix avec la chorale, on lui fit un triomphe. Il dut le reprendre en bis car les applaudissements ne s'arrêtaient pas. Ernestine pleurait de joie et Lucien avait dû lui aussi essuyer une larme.
Pour la remise des Prix, le Jury s'était à son tour installé sur la scène. Au tour des diplômés, le Frère Macédoine annonça :
- Classe de quatrième Normale, Premier, Octave Delahaut, avec la plus grande distinction et les félicitations du Jury.
Octave n'avait pas eu le temps d'enlever son costume de scène (ou l'avait gardé par coquetterie, on ne le sut jamais). Quand il se présenta, les applaudissements fusèrent : on saluait en même temps le brillant chanteur et l'excellent élève. On énuméra tous ses premiers prix et il dut prendre un livre auprès de chacun des membres du Jury qui ne manquaient pas, chaque fois, de le féliciter. Il recevait aussi une bourse pour le récompenser de sa prestation en chant choral. On dut l'aider à descendre de l'estrade tant il était chargé de livres de toutes sortes. Il rejoignit tout de suite ses parents et ses sœurs qui l'embrassèrent dans la plus grande joie.
Ils ont vite repris le train, bien chargés de tous les bagages d'Octave. A Pondrôme, une surprise. Grégoire avait trouvé le temps de rassembler quelques musiciens de l'Harmonie municipale et Prosper, l'accordéoniste, était requis pour la soirée. Tout le train était aux fenêtres pour voir descendre Octave et la famille qui étaient attendus avec tant de fougue. On dévala la rue de la gare jusqu'au café : tout le monde marchait au pas et on riait. Tous les amis rassemblés firent une ovation au héros de la fête à son entrée dans le café.
Baptiste attendait son filleul, debout à côté de sa chaise : il attendait son instituteur ! Octave se précipita dans ses bras.
- Mi p'tit, qui dji sus binauche ! C'est li pu bia djou dim viye !
Et il avait des larmes de joie…
Mihien arrivait avec des coupes de champagne qu'on avait sablé pour la circonstance. A table, Octave était à côté de son grand-père et lui faisait fête. Tout à coup, sans qu'il ne sache d'où elle était venue, il vit à côté de son assiette une jolie boîte. Il regarda Jean-Baptiste qui souriait.
- Ouvre-là, c'est pour toi : c'est mon cadeau.
Octave ouvrit le paquet ficelé d'un fil doré et découvrit la montre en or, avec sa chaîne et un canif pour l'autre poche. Il y eut un moment de silence dans l'assemblée et Octave se précipita dans les bras de son grand-père. Il voulait lui dire merci, mais les merci venaient de la bouche de Baptiste : il était heureux.
Quelqu'un cria :
- Octave : une chanson ! Et tout le monde reprit en chœur : une chanson, une chanson !
Il dut s'exécuter. Il installa d'abord la montre dans la poche de son gilet, y attacha convenablement la chaîne à la boutonnière, mit le canif dans sa poche avec un petit clin d'œil à son cher grand-père, ancrant une tradition qui allait perdurer, puis il grimpa sur le tabouret qu'on avait préparé pur lui.
Prosper, à l'accordéon, était prêt. A voix basse, ils se mirent d'accord sur le ton et Octave entonna :
L'immensité, les cieux, les monts, la plaine,
L'astre du jour qui répand sa chaleur,
Les sapins verts dont la montagne est pleine,
Sont ton ouvrage, ô divin créateur.
Humble mortel, devant l'œuvre sublime,
A l'horizon, quand le soleil descend,
Ma faible voix s'élève de l'abîme,
Monte vers toi, vers toi, Dieu créateur,
Dieu tout puissant, qui fit la créature…
Le silence total s'était établi. On écoutait en connaisseurs. C'était vrai, Octave était un artiste. Il aurait pu vraiment faire du théâtre ou de l'opéra. La fête était lancée. Au pousse-café, Hector entama la farandole. Tout le monde dansait. Même Baptiste fit deux pas sur la piste dans les bras d'Ernestine qui riait en lui racontant que cette fois encore elle avait vendu son chapeau à la cousine Loiseau à Carlsbourg.
- C'est todi ben vos !
qu'il lui avait répondu en dansant…
Quand Octave se réveilla, le lendemain, dans le lit de sa petite chambre à Honnay, il se sentit heureux. La vie était devant lui. Il avait bien un peu la tête lourde des libations de la veille, mais il nageait dans le bonheur. Son premier geste fut d'aller relire le texte de ses diplômes : il était donc instituteur, reconnu capable d'enseigner, d'ouvrir les enfants sur la lecture, l'écriture, le calcul et le chant. Il se voyait déjà devant tous les enfants d'un village comme le sien, responsable d'une génération ou peut-être de deux… Il pouvait aussi arpenter les champs, quadriller les parcelles et les bornes qu'il placerait feraient foi plus longtemps que celui qui les aurait placées. Quand il descendit pour le café du matin, tout le monde l'attendait. On l'embrassa et il sut que c'était différent : il venait de franchir un passage, de tourner une page. Il était enfin un homme capable de faire vivre une famille.
Lucien avait une surprise pour son fils : du travail. En dernière réunion du Conseil communal, il avait été question de mettre en vente plusieurs terrains communaux. On avait besoin d'un géomètre. Octave avait été désigné à l'unanimité, il allait donc gagner son premier argent. Ernestine présenta elle aussi son cadeau à son fils : un superbe costume de laine 300gr/m2, d'un gris foncé classe et élégant, avec son gilet, la poche gousset - elle s'était réjouie la veille de la belle montre en or offerte par son beau-père à son fils -, de deux chemises blanches à col cassé et de deux cravates en soie. Ses contacts de modiste lui avaient permis d'obtenir la meilleure qualité et elle connaissait évidemment les mesures de son fils adoré! Quelle émotion complice entre la maman et son fils, tout heureux et fier de ce magnifique cadeau qui complétait l'image de sa nouvelle vie !
Pour ce qui était de la rentrée scolaire, elle était lointaine. En effet, il y avait le service militaire à prester. Il était de douze mois. Octave avait choisi d'être officier de réserve. Il savait déjà qu'il irait à Beverloo le 1er octobre. Il resterait trois mois sans rentrer, telle était la rude loi de l'instruction. Il reviendrait à sa première permission dans son bel uniforme, avec les galons de sergent.
Octave a donc mis d'autant plus d'énergie pour la ducasse annuelle, le deuxième dimanche de septembre. Les jeunes de la commune l'avaient désigné comme capitaine de jeunesse. C'était un honneur et il en était fier. Aaaah que la fête fut belle !
Octave Delahaut, instituteur. Avec le beau costume offert par sa maman et la montre reçue de son grand-père Jean-Baptiste ! Septembre 1921, avant de partir au service militaire. Collection M-A D.
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