Chapitres
01. Rendez-vous (MAD) * 02. Li Dvantrain (JD) * 03. La Ducasse (MAD)
04. La Communion (JD) * 05. Augusta (MAD) * 06. Tristesse (JD)
07. 205 (MAD) * 08. Période de guerre 1914-1917 (JD) * 09. Fleurs des champs (MAD)
10. L'ardoise de Baptiste (JD) * 11. Emois interdits (MAD) * 12. Une Montre en or (JD)
13. Jeanne (MAD) * 14. Recette pour vivre vieux (JD) * 15. Tout l'amour d'une maman (MAD).
Jean-Baptiste Delahaut, secrétaire communal à Honnay, peint par son frère Octave. Huile sur toile, 58x41 cm. Au dos, au pinceau noir, "Portrait de J-B Delahaut né à Honnay le 17.7.1834. Signé O. Delahaut, Froidlieu, le 25.2.1888" (40 ans jour pour jour avant la naissance de Jean et 99 ans de même avant la naissance de Julien!). Collection M-A D.
Baptiste était rentré heureux du banquet qui avait couronné la réussite d'Octave. Il avait bien dormi chez sa petite-fille Lydie où il avait été reçu comme un roi. Il restait ébloui et heureux du bonheur qu'il avait lu dans les yeux de son petit-fils Octave lorsqu'il lui avait offert la montre en or. En rentrant à Froidlieu, il avait vu tout de suite venir le voisin qui savait qu'il fallait aider Baptiste à descendre de la carriole. Le bruit de la réussite d'Octave et de la fête chez Lydie était arrivé jusqu'au village. On vint le féliciter.
- Asteur, dji vu bin moru ! répondit-il sentencieusement.
- Vous avez encore bien le temps : vous êtes fort comme un roc, lui répondit-on en chœur.
Il invita tout le monde à la maison et sortit la bouteille de pèquet. Et il n'arrêtait pas de raconter.
Un matin, quelques semaines après, la maison de Baptiste resta fermée. On ne le vit pas venir chez le voisin fermier chercher son lait comme d'habitude. On s'inquiéta. On frappa sans obtenir de réponse. La carriole était en place dans la grange et la bourrique dans l'écurie n'avait pas été soignée. C'était grave. On appela le vieux curé qui habitait en face. Il fallait tout de suite prévenir son fils Lucien. Un voisin, qui avait une moto Saroléa, se proposa pour monter à Honnay. Un quart d'heure plus tard, Lucien était sur place.
Il ouvrit avec sa clé et entra, suivi du curé. Baptiste était dans son lit, mort. Il avait un visage serein et tout était en ordre autour de lui, comme s'il avait aussi organisé son décès. Il s'était éteint comme il avait vécu, sans embarrasser personne. Il était né le 17 juillet 1834, ça lui faisant quand même 87 ans !. Le curé revint avec les Saints Sacrements et prononça les prières des morts. Lucien songeait à sa peine mais il craignait surtout pour Octave. Il savait combien il tenait à son parrain et craignait la douleur qui allait être la sienne. Il remonta à Honnay et, sur la route, il pleura.
Puis ce furent les rites habituels. Alexis pour le cercueil, les sœurs de la Providence pour la toilette du mort. Octave s'était isolé, submergé par son chagrin. De la main, il tâtait la montre et le canif qui étaient ce qui resterait toute sa vie du parrain qu'il avait tant vénéré. On décida que le corps de Baptiste serait exposé à Froidlieu dans la petite maison où il était né. Il avait d'ailleurs souhaité être enterré dans le petit cimetière qui jouxtait l'église. On installa le cercueil dans la "pièce de devant" et la veillée funèbre commença. La famille se relayait et on faisait le café dans la petite cuisine que Baptiste avait toujours tenue propre.
L'enterrement eut lieu dans la petite église. Tout Froidlieu, tout Honnay, tout Pondrôme étaient là et l'offrande n'en finissait pas. Après la messe, chacun avait une facétie de Baptiste à raconter. Il faut dire qu'il avait toujours eu une imagination débordante dans ce domaine.
Ils ne connaissaient pas sa dernière… A son testament qu'il avait laissé bien en évidence sur le pupitre où il avait tant travaillé, testament qui signifiait de simples volontés sur le partage de ses biens, il avait joint une enveloppe fermée sur laquelle il avait écrit :
"Pour Octave : à lire seulement à la réception qui suivra mon enterrement".
La famille, les amis et connaissances étaient invités à venir partager, à la salle communale de Honnay, celle sur laquelle régnait Lucien, le secrétaire communal, le traditionnel repas d'enterrement. Il était constitué de plantureuses tartines de jambon et de "rouyos", ces gâteaux qu'on faisait aussi pour la fête.
Octave avait beaucoup pleuré. Son parrain partait avec tout le plaisir de son enfance et quand il songeait aux tabliers noirs qu'il avait cachés partout pour avoir la pièce que son grand-père lui donnait quand il ne portait pas cet uniforme scolaire, il en avait gros sur le cœur.
L'enveloppe, il la tenait dans la poche de sa veste et il s'était surpris plusieurs fois à la caresser. A l'heure du pèquet qui, traditionnellement, suivait le café, Octave la décacheta. Il ouvrit la première. Elle disait simplement ceci :
"Dans l'assemblée, tu vois certainement mon ami Prosper, l'accordéoniste. Je l'avais invité, longtemps avant ma mort. Tu vas lui dire d'aller chercher son instrument. Quand il sera prêt, tu ouvriras la seconde enveloppe".
Octave fit ce que lui ordonnait, d'outre-tombe, son parrain. Visiblement, Prosper avait tout prévu : l'accordéon était chez Cadie, à côté.
Quand il fut installé - à l'étonnement de l'assemblée -, Octave décacheta l'enveloppe, tira un grand papier sur lequel courait la petite écriture calligraphiée qu'il connaissait si bien. Il grimpa sur une chaise, respira un grand coup puis il dit d'une voix enrouée par l'émotion :
- Parrain m'a laissé une lettre, avec mission de vous la lire maintenant, voilà :
"Mes chers amis,
Ce que j'ai à vous dire, maintenant que je ne suis plus là, c'est que je me suis bien amusé avec vous. Si j'ai vécu vieux, c'est parce que j'ai toujours pris la vie du bon côté. J'ai bien connu de grandes peines, la mort de mon épouse, beaucoup trop jeune, la mort d'Augusta, ma petite-fille qui était si gentille. Mais la mort, c'est la vie : ce sont ceux qui restent qui comptent.
J'ai fait le bien autour de moi, chaque fois que j'en ai eu la possibilité. Chaque fois aussi que je l'ai pu, j'ai fait rire les amis que vous êtes. C'était parfois au détriment de l'un ou de l'autre. J'espère que chacun m'a pardonné. Mais enfin, pour le cas où vous ne le sauriez pas, permettez que je m'accuse : Monsieur le Baron, le carton qui avait rendu votre chapeau trop étroit, c'était moi. Monsieur le Curé, le bénitier de gauche qui était toujours vide, c'était moi. Ernestine, les tabliers d'Octave qui disparaissaient, c'était moi. Toutes les blagues de Narcisse que vous avez envoyé à l'hospice, c'était moi qui lui en donnais l'idée. Les œufs de cane que Bernard avait mis à couver et qui étaient cuits dur, c'était moi. Lucien, tu as cru longtemps que j'étais devenu gâteux parce que je n'avais pas admis l'augmentation du prix du pèquet après la guerre : sache que j'étais au courant mais je t'ai bien eu ! J'en oublie certainement mais vous me pardonnerez et je vous autorise à m'attribuer tout ce qui est resté d'auteur inconnu, sauf les blagues méchantes : ça, je n'ai jamais voulu en faire.
Les femmes, je les ai aimées. D'abord la mienne, Stéphanie [Desseille] et je lui ai été fidèle. Après sa mort, il m'est arrivé des aventures : celles qui sont ici aujourd'hui se souviennent, c'est bien ainsi, je les salue et ça suffit.
Ma recette pour vivre vieux, je vous la livre : rire et faire rire chaque jour que Dieu fait. Boire modérément le bon vin et le pèquet. Manger simplement un peu de tout. Ne dire de mal de personne et ne pas prendre ses maladies trop au sérieux.
Mais foin de morale et de conseils : il ne sera pas dit que Baptiste ne restera pas dans votre souvenir !
Prosper, ce n'est pas pour rien que je t'ai fait venir : c'est l'heure où l'on chante, dans les banquets de mariage et de communion. On chantera aussi pour Baptiste, mais pas n'importe qui : c'est Octave qui va mettre sa belle voix une dernière fois à mon service. Et pour le cas où je ne serais pas encore au Paradis et qu'un Ave ne suffise pas pour m'y faire monter, je demande à Octave de chanter pour mes amis l'Ave Maria qu'il interprète si bien. Merci mon gamin : chante et … sois heureux !".
Octave essuya les larmes qui inondaient son visage et dût prendre un instant pour se récupérer de cette vive émotion. Il se pencha vers Prosper mais vit que les ordres avaient bien été donnés : la partition était prête sur le petit pupitre de fer. Il entonna l'Ave Maria. Sa voix était tremblante au début mais elle s'assura vite et il se mit à chanter de toute son âme en ne pensant qu'à son parrain qu'il avait tant aimé. On applaudit à tout rompre et nombreux étaient ceux qui écrasaient une larme d'un doigt furtif.
Octave reprit sa lecture :
"Et maintenant, mes amis, je demande à Julien, notre savetier communal, de faire le geste que j'ai prévu".
Et l'on vit la porte du secrétariat s'ouvrir. En sortirent trois garçons en livrée et gants blancs. Ils apportaient des gâteaux et du champagne…
"Je ne voulais pas partir sans que vous ne trinquiez à mon souvenir. Vous allez boire et danser. Pour que vous songiez une dernière fois à moi, je demande à Octave de laisser à côté de Prosper une chaise vide."
On vit Julien se lever, dans le silence, et disposer sur la chaise la canne et le chapeau de Baptiste.
"Là sera mon dernier souvenir. Je suis avec vous, ayez une pensée pour moi, en dansant.
Adieu mes enfants, mes amis, adieu pour toujours !".
Aujourd'hui encore, dans les chaumières, l'hiver au coin du feu, on évoque toujours avec émotion "l'atter'mint da Batisse"…
Ce chaleureuses "dernières volontés" se sont transmises d'Octave à Jean, de Jean à Marie-Anne, de Marie-Anne à ses fils Nicolas et Julien…
Octave Delahaut, instituteur, à moto devant sa maison, la maison de "Monsieur le Maître" face à l'école de Focant en 1927.
La façade est restée semblable, les chevrons de fer sont toujours présents en 2020. Collection M-A D.
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