Chapitres
01. Rendez-vous (MAD) * 02. Li Dvantrain (JD) * 03. La Ducasse (MAD)
04. La Communion (JD) * 05. Augusta (MAD) * 06. Tristesse (JD)
07. 205 (MAD) * 08. Période de guerre 1914-1917 (JD) * 09. Fleurs des champs (MAD)
10. L'ardoise de Baptiste (JD) * 11. Emois interdits (MAD) * 12. Une Montre en or (JD)
13. Jeanne (MAD) * 14. Recette pour vivre vieux (JD) * 15. Tout l'amour d'une maman (MAD).
Lilas du jardin, 05.05.2022 - Photo M-A D.
Le curé est resté longtemps à parler de paradis, de "droite du Père", d'ange auprès de Dieu.
On ne pouvait rien devant l'irrémédiable. Puis, dans l'attroupement qui s'était formé devant la porte, il appela un enfant de chœur et lui dit d'aller sonner le glas.
Quelques minutes plus tard, le morne son de la cloche apportait la nouvelle. L'enfant avait gravi les échelons du clocher et frappait la grosse cloche d'un coup de battoir toutes les trente secondes. Sur les portes, les femmes sortaient; les hommes, aux champs, tendaient l'oreille…
- Qui donc est mort ?
On ne connaissait pas de vieux gravement malade : les supputations étaient difficiles. Puis le bruit courut, à la vitesse de la rumeur.
- C'est Augusta, la gamine à Lucien.
- C'est bien jeune : qu'est-ce qu'elle a eu ?
Les seuls qui savent vraiment, qui ont tout vu en restant cachés, c'est Louise et Louis. Ils ont vécu le drame mais ils ont préféré ne pas se montrer. Ils ont subi l'orage cachés dans le foin et ne sont sortis, le cœur battant, que quand tout a été terminé.
Louis surtout, sait qu'il porte en partie la responsabilité, il reste atterré, surpris et il s'aperçoit que son penchant pour Augusta était plus profond qu'il ne le pensait. Michel, lui, ne se croit pas responsable : sa méchanceté est telle qu'elle frise l'inconscience.
A l'épicerie d'Ernestine, tout s'organise autour des parents consternés. On a fermé le magasin. Les sœurs de la Providence, qui habitent la grande maison près de l'église, se sont informées dès les premiers coups de glas et sœur Evangélique a pris sa trousse des morts pour courir chez Ernestine. Augusta, la petite Augusta, si frêle, si gentille. Dieu l'a reprise pour la placer parmi ses anges. Sœur Dominique, l'institutrice, l'accompagne. Immédiatement, elles ordonnent, elles organisent. Il suffit d'obéir. Elles installent la table au milieu de la pièce de gauche. Elles ont apporté le coffre dans lequel elles tiennent les tissus, les nappes, les dentelles. On leur apporte un bassin, de l'eau, du linge. Sœur Evangélique fait la toilette de la morte, coiffe ses longs cheveux en chignon, la vêt de sa plus belle robe blanche, l'installe sur un oreiller. Le visage d'Augusta a pris la sérénité de la mort. Elle est plus belle qu'elle ne l'a jamais été. Dans ses doigts lacés dans la position de la prière, on a intercalé le chapelet blanc de sa première communion.
Le curé a apporté les chandeliers. On a placé sur un guéridon un récipient avec de l'eau bénite et un morceau de buis des derniers Rameaux. On a allumé les cierges et fermé les volets.
- Venez voir qu'elle est belle, invite sœur Evangélique.
Et toute la famille entre, Lucien, Ernestine, Lydie, Octave, Denise. Ce ne sont que larmes et sanglots que tempèrent tant bien que mal le curé et les béguines.
- Il va falloir prévenir papa, dit Lucien au curé.
Il y avait pensé évidemment. La nouvelle est-elle déjà parvenue à Froidlieu ? Y entend-on le glas de l'église de Honnay ?
- J'y vais, dit le curé, en enfourchant son gros vélo noir.
Un quart d'heure après le curé frappait à la porte de Jean-Baptiste qui vivait seul dans la fermette familiale qu'Ernestine venait entretenir tous les vendredis. Jean-Baptiste, inquiet, interrompit sa lecture de "La Dernière Heure".
- Quelle nouvelle de vous voir, Monsieur le Curé, dit-il, déjà inquiet.
- Une mauvaise nouvelle à vous apprendre, répondit-il, tout pâle.
- Il est arrivé quelque chose à Octave ?
- Non, à Augusta.
- Un accident ?
- Presque. Une grave crise d'asthme pendant l'orage de l'après-midi.
- Morte ?
- Morte.
Le vieux Baptiste baissa la tête. Pas une larme, seulement un soupir :
- C'était pourtant la plus gentille.
Le curé égrena ses bonnes paroles, le retour à Dieu et mille choses auxquelles Baptiste ne croyait guère.
- Bon, j'attelle.
Le curé aida Baptiste à placer l'âne entre les timons de la charrette, installa les crochets de son côté et aida Baptiste à monter. Il mit le vélo à l'arrière et l'âne prit le chemin qu'il connaissait si bien. Ils firent el trajet sans dire un mot. Le curé savait qu'avec des hommes de la trempe de Jean-Baptiste, le silence valait de longs discours.
Cent mètres avant l'épicerie, Baptiste vit accourir Octave, en larmes.
- Quand on est un homme, on ne pleure pas, dit-il, en le prenant dans ses bras.
Puis il saisit dan son gros porte-monnaie la traditionnelle pièce de cinq sous et la donna à son petit-fils pour lui signifier que, malgré sa douleur, rien n'était changé dans le cours des choses.
Baptiste franchit la porte que lui ouvrait le curé (où il y a un mort, la porte est toujours ouverte, disait le dicton populaire) et il entra, tenant Octave par la main. Les sœurs avaient déjà, par quel miracle, trouvé quantité de fleurs blanches. La pièce en était transformée et Baptiste eut un choc. Emu, il prit dans la coupe la branche de buis qui tenait lieu de goupillon et signa sa petite-fille d'un machinal geste divin. Puis il accueillit dans ses bras sa bru Ernestine qui retenant des larmes sourdes et son fils Lucien qui l'embrassa en disant :
- Papa, vous êtes déjà là !
Ils s'assirent sur les chaises disposées des deux côtés de murs et demeurèrent dans un lourd silence.
C'est alors que parut Alexis, le menuisier. Il avait sa place dans la fatalité. Il salua, dit qu'il compatissait, que c'était bien jeune pour mourir. Puis il sortit son mètre pliant, mesura la jeune fille de la tête aux pieds, nota l'épaulement, comme il disait, puis consigna tout sur un carnet de moleskine noire. Lucien dit "En chêne". Alexis acquiesça, resta encore quelques instants debout, les mains nouées sur le ventre. Octave s'aperçut qu'il lui manquait un morceau d'index et de majeur. Le menuisier prit le buis, aspergea la défunte d'eau bénite et s'en alla accompagné de Lucien qui causa encore un peu avec lui sur la porte.
On s'installa pour la veillée. Jour et nuit les cierges allaient brûler, donnant au visage de la jeune morte quelques lueurs d'une dernière présence. La famille se relayait de telle manière qu'il y ait toujours quelqu'un. Comme à l'habitude, les sœurs avaient également établi un rôle de garde et c'étaient elles qui égrenaient chapelets et rosaires dans des litanies qui n'en finissaient pas.
La veille de l'enterrement (on voulait toujours que ce soit le plus tard possible), Alexis, qui habitait à deux pas, arriva avec le cercueil sur sa charrette à bras. Il fit sortir tout le monde car, après quatre jours d'été, la tâche était pénible. Avec la sœur Evangélique, ils étendirent sur le sol la couverture usagée qu'on avait mise à leur disposition, placèrent le cadavre dans le sens de la diagonale, replièrent les angles de ce linceul sur Augusta et la placèrent dans le cercueil qu'Alexis se hâta de sceller avec de longues vis de cuivre.
Il y eut le remue-ménage du jour de l'enterrement. Toute la famille était là : l'oncle Octave, le frère de Lucien, était revenu de Paris où il était en mission; il avait avec lui son fils Hector qui était de l'âge du petit Octave. Il y avait les cousins de Carlsbourg. Tout le monde était en noir. On parlait bas. On suivit le cercueil à pied jusqu'à l'église. Puis ce fut la grand-messe de funérailles. La chorale, dont Augusta avait fait partie, mettait tout son cœur dans les chants funèbres de la messe. Dies irae, dies illa : jour de colère que celui-là…
L'offrande dura une éternité : la foule des amis, des connaissances défilait devant le cercueil, baisait la patène que le curé essuyait d'un geste machinal et déposait son obole dans le sac que tenait un enfant de chœur. Le Libera me, Domine de l'absoute fut chanté a capella par Joséphine, la meilleure amie d'Augusta. Toute l'assistance pleurait d'émotion.
Le cortège se reforma, long ruban de vêtements noirs. Les femmes de la famille pleuraient et les mouchoirs faisaient des taches blanches sous les voiles noirs. Au moment de l'inhumation, on dut soutenir Ernestine.
Après l'épreuve des condoléances, la famille revint à la maison où l'on avait dressé toutes les tables disponibles. Il y avait du café, des tartines au jambon et d'énormes cramiques ronds qu'on avait coupés en morceaux triangulaires.
Puis les hommes se mirent à boire les petites gouttes de genièvre.
Aucune photo d'Augusta, mais voici sa maman, Ernestine, 18 ans plus tard. Collection M-A D.
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