Chapitres
01. Rendez-vous (MAD) * 02. Li Dvantrain (JD) * 03. La Ducasse (MAD)
04. La Communion (JD) * 05. Augusta (MAD) * 06. Tristesse (JD)
07. 205 (MAD) * 08. Période de guerre 1914-1917 (JD) * 09. Fleurs des champs (MAD)
10. L'ardoise de Baptiste (JD) * 11. Emois interdits (MAD) * 12. Une Montre en or (JD)
13. Jeanne (MAD) * 14. Recette pour vivre vieux (JD) * 15. Tout l'amour d'une maman (MAD).
Torrent très haut dans la montagne à Arolla, 08.07.2012. Photo M-A D.
C'était chaque fois la même chose, quand Octave revenait chez les Loiseau. Hélène connaissait son horaire et le guettait. Les consultations étaient terminées, c'était le moment où elle rejoignait Marie à l'écurie. Son moment de liberté.
Octave arrivait toujours seul. Ses compagnons de route habitaient plus près du centre de Carlsbourg. Paradoxalement, le médecin s'était installé au bout du village, du côté de Vivy, parce que ses grands-parents avaient construit cette maison de maître aux vastes pièces. Il avait justifié son choix envers ses patients : la promenade de quelques minutes ne leur ferait pas de tort, et ils pouvaient ainsi rendre visite à leur docteur en toute discrétion. Les petites villes colportent tellement de ragots...
De sa chambre, au faîte du toit, Hélène avait vue sur le village. Les grands bâtiments de l'école supérieure de pédagogie et ses terrains de sport n'avaient aucun secret pour elle. Hélène était la cadette de quatre enfants. Son éducation s'était faite sous la houlette de ses trois frères, tantôt protégée comme une poupée ou taquinée comme la benjamine, tantôt harcelée comme la seule fille de la famille, qu'ils provoquaient sans cesse, prenant soin de lui apprendre au préalable tous leurs tours de gamins... Ils étaient partis, maintenant. Pierre et Jean étaient mariés, tandis que Michel supportait avec rage son service militaire.
C'est Hélène qui avait choisi sa chambre, dès ses douze ans, juste après sa communion. Avant, les quatre enfants avaient partagé les deux chambres du second étage. Mais il est des moments où une jeune fille aime profiter d'un espace privilégié. Sa maman avait beaucoup hésité : elle-même dormait au premier, et une pièce aurait pu abriter sa fille, juste à côté de la lingère. Mais son mari était souvent appelé la nuit, et la petite n'aurait pas été tranquille. Léontine avait donc donné son accord pour la Tour, avec un certain regret, comme si sa fille changeait de pays...
On accédait à la chambre mansardée par un escalier en colimaçon dont les marches en chêne trahissaient l'usure du temps. Son surnom lui venait du mystère qui l'avait toujours accompagnée, quand les enfants étaient petits : elle servait de menace suprême pour les punitions jamais réalisées, en cas de grosse bêtise. Le fautif serait, c'est sûr, enfermé dans la Tour qui était certains soirs visitée par un terrible fantôme ! Cela marchait à chaque coup. Hélène avait dû vaincre cette peur d'enfance, mais ses frères l'avaient défiée... Jamais elle n'oserait ! Et si elle LE rencontrait ? Ils avaient essayé, les premiers soirs, de lui faire peur, mais elle l'avait prévu, et ses embuscades avaient découragé les trois garçons. Ils s'étaient inclinés devant sa bravoure. Elle avait décoré sa chambre de miroirs qu'elle avait récupérés un peu partout, et des grandes aquarelles qu'elle réalisait parfois. L'ensemble était aussi étrange que beau.
Marie avait aperçu Hélène. Elle souriait déjà, elle aimait leurs galops du crépuscule... Tiens, Hélène a son air des mauvais jours ! Marie, qui terminait de préparer leurs chevaux, s'arrête, va à la rencontre de son amie. Elle la trouve encore plus jolie que d'habitude. Il faut dire que depuis son plus jeune âge, Hélène a été l'idole de Marie, de deux ans sa cadette. Marie est la fille du jardinier, petit-fils lui-même du premier jardinier de la propriété, du temps des grands-parents du médecin. Ils sont un peu de la famille, et logent dans la conciergerie, coquette maisonnette à l'avant du parc, près de l'écurie.
Hélène approche à pas immenses, lançant ses poings fermés devant elle en cadence. Elle porte un vieux pantalon de Michel, qui flotte autour de ses cuisses en accentuant la finesse de sa taille. Un foulard de soie rouge en guise de ceinture, un de ses beaux chemisiers de coton blanc brodé par sa maman, dégageant son cou de biche. Ses bottes de cuir noir.
Le couchant auréole sa crinière de feux follets. Marie n'a jamais vu de cheveux aussi roux que ceux d'Hélène. Roux comme les carottes, brillants comme les feux du soleil, chauds comme le caramel. Et bouclés, alors, bouclés ! Des scoubidous partout, qui ondulent, roulent, s'envolent légers à chaque enjambée... Une masse douce qui épouse le vent, qui coule comme une rivière sur les épaules volontaires d'Hélène... Une forêt chatoyante qui protège son visage, sa peau blanche tachée de son, son nez si petit qu'il faut le chercher pour y croire, sa bouche en cœur rouge sang, qui s'éclate en rires grelots, en colères tempêtes ou en moues provocantes... Et puis après, on ose à peine affronter ses yeux. Rares sont ceux qui savent soutenir le regard d'Hélène... Ses frères ont toujours détesté ce pouvoir dont elle profite au gré de ses humeurs entières. Ses yeux sont immenses, bordés de longs cils très foncés. Les paupières fines se coiffent de sourcils en virgules rousses. Ses yeux sont verts, incroyablement verts. Comme la menthe poivrée sous la rosée du matin, comme le ciel lorsque craque l'orage, comme les feuilles des nénuphars sur l'étang, comme l'océan sous les vents de l'hiver, comme l'émeraude de sa maman, avec un éclat plus limpide. Dans ses yeux verts, scintillent des baguettes dorées, asymétriques, plus vives que les étoiles filantes des nuits d'août... Regarder les yeux d'Hélène, c'est s'attarder à la beauté du paysage, perdre le fil de sa pensée, se troubler et vouloir regarder encore, s'y dissoudre, s'y enrober... Pour se retrouver à sa merci ? Gare aux distraits !
- Marie, viens vite, on partira plus tard. Vite, Octave va arriver. Tu feras le hibou, je vais t'expliquer.
Marie referme la porte de l'écurie et court avec Hélène. Que mijote-t-elle encore ? Ce pauvre Octave est pourtant un si gentil garçon. D'ailleurs Marie le trouve beau, avec son front immense, ses grands yeux bleus aux lourdes paupières, qui lui donnent tant de douceur. Ses cheveux blond foncé sont bouclés, mais coiffés vers l'arrière, avec beaucoup d'élégance. Sa bouche est fine, son sourire parfois moqueur... Ses joues rosissent souvent sous les taquineries d'Hélène, et sa peau semble si douce, qu'on a envie de la couvrir de baisers... Il arrive à Marie de rêver...
A Hélène aussi, sans doute, ou elle ne s'acharnerait pas à attirer son attention ainsi. Elle lui joue chaque fois des tours, pas méchants, non, mais coquins, disons. Pour qu'Octave soit tellement désolé de ce qui arrive, qu'il soit si attentif à Hélène, pour voir si ça va mieux maintenant... Et puis le soir, pendant leur promenade, elles rient, toutes les deux. Enfin Hélène, surtout, parce que Marie, du haut de ses quinze ans, est un peu amoureuse d'Octave. Mais ça, c'est un secret, il ne faut surtout pas répéter que je vous l'ai dit !
Octave marche depuis un moment. La douceur du crépuscule le rafraîchit, il faisait si chaud dans le train. Ils ont eu une vraie partie de plaisir avec les copains, surtout avec Henri, qui loge sur la place, au café près de l'église, des gens charmants. Sa valise est lourde, ses parents ne manquent jamais de lui fournir les meilleures provisions, qu'il pourra offrir à Léontine pour son hébergement. Il est content parce qu'il a préparé son travail pour le cours de français, demain matin, et il sait que c'est très bon. Et puis il prévoit une soirée agréable, avec la famille Loiseau. Jules, le père, aime parler avec Octave, maintenant que ses trois fils sont partis. Peut-être qu'il rencontrera Hélène. Elle est si particulièrement jolie... Sa conversation est si pétillante, mais, bien sûr, elle n'a que dix-sept ans, et, logeant chez ses parents, Octave - qui aura bientôt vingt printemps - trouverait inconvenant d'approfondir ses relations amicales avec elle. De toute manière, ils sont cousins, éloignés, certes, mais cousins quand même. Même si Hélène lui a un jour murmuré, féline, que ça servait à ça, les cousins !
Octave détourne la tête, seul sur le chemin, comme pour effacer de son esprit cette sensation délicieuse qu'il éprouve en la compagnie d'Hélène. Il se mord la lèvre pour chasser cette envie de complicité, ce pouvoir qu'elle possède de délier les secrets de son cœur à lui, son aîné. Il lui a tant de fois ouvert ses pensées, sa conscience, lors de leurs chevauchées dans les bois. Il ne le regrette pas, car elle semble avoir un don pour comprendre, pour savoir les mots justes ou les silences aussi, quand il faut. Il a une confiance absolue en elle. Paix et déchirure, car il sait qu'un lien tenace se noue entre eux, que d'autres envies le tenaillent parfois, et qu'il lui appartient de maintenir les limites du ce ... cousinage. Ce n'est pas toujours facile, d'autant plus qu'elle est rusée, Hélène ! Octave sourit en pensant qu'elle est même parvenue à lui faire aimer les chevaux, qu'elle lui a appris à monter, à galoper, au travers des taillis, à bout de souffle, quand la tension de la promenade complice devient trop lourde. Bon. Voilà la grille. Octave apprécie ce parc aux grands arbres, aux fleurs toujours entretenues. On y est bien, et il en a une vue superbe de sa chambre dans la grande maison. Il en profite souvent, pendant ses longues heures de travail pour se réoxygéner.
Octave déteste le bruit provoqué par la grosse porte d'entrée. Lourde et massive, elle commence à se tasser, dirait-on, sous le poids des ans. Il faut la pousser de toutes ses forces, et elle ne s'ouvre qu'avec un horrible grincement plaintif. Heureusement, pendant les consultations, elle reste toujours entrebâillée.
Hélène a mis son plan au point avec Marie. Elle a pris le temps de courir dans la Tour et d'asperger son visage de quelques gouttes de son parfum sauvage, de vérifier ses reflets à l'infini dans ses miroirs, et de s'assurer par la fenêtre qu'Octave abordait le parc, avant de redescendre quatre à quatre. Marie est à son poste. Elle fait un signe par la fenêtre du côté à Hélène qui se plante à l'extrémité du hall d'entrée opposée à la lourde porte et se prépare à foncer vers cette masse de chêne. Elle pense que malgré tout son invention de ce soir n'est pas vraiment géniale, et qu'elle se couvrira de ridicule (avec une bosse en prime) si cela ne se déroule pas comme prévu. Enfin, elle a l'habitude d'aller jusqu'au bout de ses projets, et il est trop tard pour reculer (elle rit toute seule du jeu de mot)...
Octave laisse son regard balayer l'imposante façade avant de franchir les quelques marches du perron. C'est vraiment une belle bâtisse en pierres du pays, avec de grandes fenêtres et plusieurs balcons ornés de fleurs. Il s'avance, sort de sa poche la grosse clé que Léontine lui a confiée, dépose sa valise, et se prépare à ouvrir la porte.
Marie est cachée derrière le bouquet d'hortensias. Elle sait qu'Octave prendra le temps de remettre la clé dans sa poche avant de pousser des deux mains sur le lourd battant. A cet instant précis, elle souffle dans l'interstice de ses mains nouées, et produit un hululement sourd semblable au cri du hibou...
Au signal, Hélène s'élance de toutes ses forces vers la porte, qui s'ouvre sous la poussée d'Octave. Hélène pousse un petit cri à peine feint, Octave fait un "Ha!" bref, et reçoit dans ses bras l'élan d'Hélène prête à tomber... Ils sont collés l'un contre l'autre par le choc, Hélène referme ses bras autour du cou d'Octave, qui resserre ses mains autour de la taille de guêpe de sa cousine. C'est presque trop beau pour être vrai et Hélène lutte pour ne pas rire. Pour se donner une contenance, et sans relâcher son étreinte, elle murmure "Oh, Octave, comme j'ai eu peur !". Octave, troublé malgré tout par ce contact plus qu'intime, ne sait dire que "Tu ne t'es pas fait mal ?". Hélène, qui se sent fondre sous la chaleur que diffuse contre son corps celui d'Octave, laisse sa tête se poser doucement contre l'épaule de son cousin avant de répondre d'une voix faible "Ca va passer...", et elle ajoute, presque malgré elle, "Je suis si bien, maintenant...".
Octave, plus que déconcerté, semble prendre conscience de la situation, relâche son étreinte, pose ses mains sur les épaules d'Hélène, la regarde, ne pouvant s'empêcher de remarquer à nouveau à quel point elle est belle, pose sur sa joue appétissante un très léger baiser, et lui demande enfin, comme pour rompre le charme : "Mais enfin, Hélène, qu'est-ce que tu faisais là ?". Et elle explique qu'elle voulait faire une farce à Marie, s'embrouille et éclate de rire. Elle se sent très heureuse, juste maintenant. Mais Octave, qui rit aussi, reprend sa valise, insistant sur le fait qu'on finira par les voir et par se demander ce qui leur prend... Hélène sent s'échapper sa chance, et lui murmure à l'oreille "Encore un baiser ! ". Octave s'exécute, mais Hélène, d'un doux mouvement ajusté, recueille ce baiser sur sa bouche en cœur et ajoute, ses yeux rivés sur ceux d'Octave, "Je suis si bien près de toi, Octave, j'aimerais te rencontrer encore ainsi..." avant de se sauver en courant dans le parc.
Hélène raffole de ces contacts avec Octave, mais ils sont trop rares à son goût. Elle veut plus que les promenades et les confidences, maintenant, même si elle apprécie infiniment la confiance que lui accorde Octave - confiance qu'elle ne trahirait pour rien au monde.
Il est vrai qu'ils ont tous deux beaucoup de travail : lui pour ses études, et elle avec son père, qu'elle assiste grâce à son intelligence et à la formation qu'il lui a donnée, comme secrétaire médicale. A Noël, déjà, elle avait pensé à des stratagèmes pour nouer de plus tendres liens avec Octave. Elle s'est même intéressée au travail d'Ernestine, qu'elle avait rencontrée quelques fois. Elle a profité des congés de Pâques pour retourner avec son cousin, et apprendre à confectionner des chapeaux. Elle a assisté Ernestine qui foulait l'étoffe de laine et de poils, pour former le feutre avant de le teinter. Elle s'est habituée à cette odeur particulière des étoffes épaisses que l'on chauffe pour les appliquer sur une carcasse de laiton, ayant la calotte garnie en avant de la passe au bord plus ou moins large, et par derrière un petit rebord, le bavolet.
Personne ne s'est étonné de ce goût soudain de la jeune fille pour les coiffes élégantes, même si l'image de Hélène avec un chapeau sur la tête évoquait immanquablement pour Marie celle d'un volcan qu'on aurait couvert d'une tasse de thé... Elle a aidé Ernestine, qui a apprécié son bon goût pour le choix des matières et des couleurs, son imagination pour les parures les plus complexes...
Cela n'a pourtant servi à rien pour ses relations avec Octave. Ses journées à Honnay étaient prises par son père, qui réclamait l'aide de son fils au secrétariat communal. Ils se sont à peine vus, et de toute manière jamais seuls. Denise, qui retrouvait en Hélène le charme d'Augusta, s'est fait aimer de sa grande cousine, et les congés se sont évaporés dans une charmante ambiance familiale.
Maintenant, la fin des cours approche à grand pas, et Hélène est bien décidée à provoquer les événements avant cette longue séparation. Elle a choisi les quelques jours qui séparent la fin des examens de la proclamation des résultats. Après cela, Octave partira pour l'été, et même s'il est prévu qu'Hélène passe quelques jours à Honnay, elle sait que son corps n'attendra pas. Ils ont approfondi leur amitié, au cours de ces dernières semaines. Octave s'est appuyé sur elle, pour répéter certaines matières, pour débroussailler les sujets de dissertations. Ils ont eu des discussions passionnantes, épiques parfois, imprévues toujours, dans quelque coin du parc, étonnés d'y trouver chaque fois une harmonie bienfaisante.
Le soir est venu. Octave croit avoir réussi tous ses examens. Toute la famille attend les résultats, et Hélène a soif de liberté. Ils ont convenu de faire une longue ballade, au crépuscule, la dernière, sans doute. Cette fois, Hélène n'a pas confié son projet à Marie. Hélène n'a presque rien mangé, n'a rien écouté des conversations à table. Elle a pris congé plus vite que d'habitude, a répondu d'un regard lourd et presque noir au sourire d'Octave. Elle a passé plus de temps que jamais dans la Tour, avant d'aller seller les chevaux.
Quand Octave est arrivé près d'elle, fidèle au rendez-vous, aucun des deux n'a su trouver les mots qui auraient amorcé leur causerie. Ils sont partis en silence, laissant leurs chevaux guider leur pas vers le bois d'Almache. Ceux-ci se sont arrêtés près de la rivière, dans la clairière tapissée de mousse et de fleurs sauvages. Les rayons du couchant traversaient les feuillages par endroits, irisant les gouttes d'eau qui pétillaient dans la rivière. Les cavaliers ont laissé leurs montures s'abreuver en paix. Le silence n'avait pas été brisé entre eux. Hélène s'est assise au bord de l'eau, y glissant sa main à la rencontre de doux cailloux. Un étrange nœud lui serrait la gorge. Octave s'est maladroitement installé près d'elle, les yeux perdus dans les flots argentés.
Qui sait compter le temps, quand il s'arrête ? Qui sait mesurer la force d'un élan quand il sublime la volonté ? La nature connaît mieux ces instants et protège leur mémoire. Le soleil s'est caché à l'horizon et la Lune protectrice a décidé de veiller sur la forêt endormie. Est-ce elle qui a donné l'impulsion soudaine à Hélène : elle s'est retournée vers Octave, les yeux verts comme la mousse, mis à nus par la limpidité de leur brûlure. Octave a tendu la main, et les herbes tendres ont accueilli deux impatiences exacerbées par la lutte de leur raison. Leurs yeux se sont lancés à cœur perdu jusqu'au fond de l'autre, leurs mains ont découvert les chemins, s'émerveillant des détours cachés, bafouillant des secrets offerts. Leurs bouches ont reconnu le rythme commun du sang qui battait en cavale, qui guidait l'aveuglette de cette découverte première et unique, qui donne tous les cadeaux, recueille toutes les parcelles d'une émotion longtemps mûrie, à peine éclose, fragile comme le cristal. Qui sait compter le temps, quand il s'arrête ?
Qui peut expliquer la force du combat que mène le petit "non" qui trotte au fond de la conscience d'Octave, qui se grandit dans le rythme et la fougue, qui cherche son chemin jusqu'à la source de la parole, qui voudrait franchir la bouche sous forme de mot, qui se laisse étouffer au détour d'un baiser, qui reconnaît que ce n'est pas facile, le droit chemin, qui se redresse, ramasse son énergie... Il se voudrait doux, tendre, explicite, rempli d'excuses, de promesse pour les jours meilleurs, mais le voilà qui trébuche, qui se sent gagné par la brûlure exquise. Il va fondre, c'est sûr ! Il agonise, sait sa dernière heure venue. Il n'est plus que lambeaux, se traîne, s'agrippe aux caresses, la tête lui tourne...
Mais voilà qu'il reconnaît le dernier signal, l'hallali, le sublime, le dernier pas, le précipice et l'envol. Il va faillir. Il veut lutter. Non, pas maintenant, pas encore... Il retrouve la force du désespoir, il remplira sa mission, tel un kamikaze... Il sera haï, honni, maudit, mais il le faut. Alors il explose, impudique, grotesque, ne maîtrisant plus rien du tout, ce mot atroce qui fait tressaillir la nuit, gifle qui glace l'élan, qui arrête le cœur. De quoi se mêle-t-il ?
Octave est aussi surpris que Hélène d'avoir vomit ce "non" auquel il avait renoncé. Mais les cellules de raison libérées s'engouffrent dans sa tête pour le convaincre et stopper son élan. Il balbutie, le corps en feu, les yeux humides, la gorge nouée. Hélène s'est jetée en arrière. Le "non" avait compté sans sa fougue, sa violence de noble sauvage. Elle refuse de tout son corps cette interruption, mais la devine fatale.
Elle s'arrache, se déchire, blessée au plus profond de son être, se redresse, immense. Ses cheveux roux s'éparpillent comme une gerbe de feu autour de son visage. La Lune pleine, majestueuse, attentive à cette scintillante rivale, tremble devant ce duel de volontés. Elle darde sa lumière argentée et mystérieuse sur Hélène, qui bondit sur son cheval et s'envole dans la nuit. L'astre partage sa révolte, veut l'aider, et éclaire le galop fou de son cheval, se jouant des nuages pour engluer d'ombre Octave, anéanti. Il se redresse et vacille, monte en selle avec moins d'habileté, et tente de poursuivre le chemin de l'intrépide cavalière.
Hélène laisse échapper comme un sanglot de rage, tout à coup, lançant en arrière sa crinière bouclée, dénudant son joli cou encore frémissant des baisers, contraste blanc que la Lune agrippe avec une tendresse glacée. Hélène n'a pas la force de chercher une autre cachette que sa chambre. Tour d'ivoire ou tour d'ébène, tanière d'une louve blessée. Elle ne veut pas savoir si Octave rentrera à bon port. Elle est aveugle dans sa peine, ne sachant pas dans quelle mesure ce premier amour s'est mêlé à la profondeur de sa nuit.
Le lendemain matin, Octave est au poste pour les résultats des examens. Il sourit à peine en apprenant qu'il est parmi les trois premiers de sa session, avec une distinction bien méritée. Il reçoit les félicitations sans pouvoir y faire écho. Il participe du bout des lèvres à la fête impromptue des étudiants. Il salue ses hôtes, range sa chambre qu'il quitte pour plusieurs semaines. Hélène est introuvable. Il franchit le tabou de l'escalier en colimaçon pour déposer dans la Tour un bouquet de pensées écarlates.
L'a-t-elle vu ? Lorsqu'il prend le chemin de la gare, elle est là qui l'attend, au détour du parc, fière cavalière, et elle lui tend la bride de l'autre cheval. La valise est plus légère au retour, Octave parvient à la caler devant lui.
Hélène et Octave ont parcouru la route jusqu'à la gare sans mot dire. Au moment de l'au-revoir, ils se sont fait face, affrontant leurs regards timides et meurtris. Les mots sont restés cachés. Octave l'a serrée dans ses bras, elle a rendu l'étreinte, un bref instant. Trois baisers lourds légers sur les joues rouges.
Un secret intense partagé entre deux émotions, deux cœurs mûris qui n'oublieront pas.
Rose de feu dans mon jardin, 28.06.2022 - Photo M-A D.
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