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Florilège : Jeanne

 

Roman "Jean-Baptiste"

 

Marie-Anne Delahaut 

Hour-en-Famenne, 28.06.1991.

Chapitres

01. Rendez-vous (MAD)  * 02. Li Dvantrain (JD)  * 03. La Ducasse (MAD) 

04. La Communion (JD)  * 05. Augusta (MAD)  * 06. Tristesse (JD) 

07. 205 (MAD)  * 08. Période de guerre 1914-1917 (JD)  * 09. Fleurs des champs (MAD) 

10. L'ardoise de Baptiste (JD)  * 11. Emois interdits (MAD)  * 12. Une Montre en or (JD) 

13. Jeanne (MAD)  * 14. Recette pour vivre vieux (JD)  * 15. Tout l'amour d'une maman (MAD).

Mariage de Octave Delahaut et Jeanne Haerens, 1927. Collection M-A D.

 

La famille assemblée au mariage d'Octave et Jeanne. Lucien, Ernestine, Denise, Lydie et Marie, notamment.  Collection M-A D.

 

Je n'avais pas plus de cinq ou six ans, lors de notre premier contact. J'étais chez mes grands-parents paternels à Beauraing, route de Dinant, ça devait être l'heure de la sieste. Je me suis sans doute réveillée plus tôt que prévu. Je me souviens de ma robe de petite fille modèle et solitaire, blanche toute rebrodée de légers fils jaune paille. Corsage ajusté, manches courtes ballons, jupe évasée, joli nœud à la ceinture. Je me suis levée sans bruit, j'ai fait le tour du grand lit, et j'ai retrouvé ma maman, dans le petit bureau mansardé, sur la gauche. Maman lisait, assise sur la chaise dont le dossier formé d'un fin bois arrondi faisait office de fauteuil. Je me souviens que ma maman était jolie, comme d'habitude, avec une robe dont je rêvais d'avoir la réplique pour moi. Je n'aimais pas trop d'être toute seule dans cette chambre à l'étage, alors que mes grands-parents avaient la leur en bas. J'y ai passé de longues nuits seule, pourtant : je mettais longtemps à m'endormir, parce que les lampes qui bordaient la grand route étaient oranges et qu'elles transformaient la couleur des choses, dans la nuit. Le trafic était constant, particulièrement les soirs de réveillons, et alors j'avais peur des sirènes hurlantes des pompiers ou des ambulances dont la base était située deux maisons plus bas.

 

La journée, c'était différent. J'avais mes jeux, mes histoires secrètes, mais j'aimais particulièrement écouter celles que me racontaient mon grand-père Octave ou ma grand-mère Marie. Elle avait une patience d'ange pour me répéter à l'infini celles que je préférais. J'étais particulièrement attentive quand elle m'apprenait quelques mots d'allemand ou de luxembourgeois, souvenirs de son enfance à elle. Les repas étaient aussi très gais. Mes grands-parents aimaient bien continuer à jouer pendant ce temps-là, alors je me cachais sous la table : je pouvais manger un petit morceau quand je trouvais la réponse à la devinette, ou bien on disait que j'étais le loup et parfois on jouait à "une bouchée pour Papa, ..." et cela durait longtemps, parce qu'il ne fallait oublier personne ! Normalement, j'aurais mangé plus vite, mais cela faisait tellement plaisir à mes grands-parents de jouer à tout ça ! 

 

Je me souviens d'un jour de Pâques, quand les cloches allaient passer. Je devais aller me cacher dans la chambre, à l'étage, avec l'interdiction de faire des grimaces, parce qu'ou si non j'allais rester comme ça avec la grimace toute ma vie. Alors je cachais ma tête dans le couvre-lit aux fins dessins crochetés, je passais mes doigts dans les trous, et, quand j'étais certaine qu'il n'y avait personne, je faisais le plus de grimaces possible, très vite, très fort, pour ne pas pouvoir rester coincée avec une d'entre elles (Ouf quand même, parce que les grimaces, c'est fatiguant !). Heureusement, les cloches n'ont jamais rien découvert. Lorsque mon papa m'appelait, tout le monde était dans le jardin, avec le sourire des adultes quand ils savent qu'il va y avoir une surprise. Cette fois-là, Tante Lydie était là aussi. Tout le monde me suivait, et moi je sautais, je sautais, à la recherche des œufs des cloches. Et là, j'en ai trouvé un énorme, gros comme la lune, entre les branches du cerisier. J'étais contente ! Tellement contente que je l'ai lancé en l'air, de toutes mes forces. Et l'œuf en chocolat s'est séparé en deux, laissant s'échapper tous les petits œufs aux papiers colorés qu'il contenait : ils sont tous retombés sur la tête de mes parents (et mon papa qui essayait de filmer en riant...), de mes grands-parents et de ma Tante Lydie ! Ah, que c'était comique !

 

Je me souviens des fruits du verger, et de mon parrain qui m'emmenait là-bas, tout au bout de l'immense jardin. J'aimais bien cacher ma petite main dans la sienne. Il me montrait les fruits (il y en avait bien quinze sortes différentes, au fil des saisons), et gardait toujours pour moi la meilleure grappe de raisins. Je travaillais aussi avec lui : je l'aidais à colorier les vaches dessinées dans les carnets qu'il rapportait de chez les fermiers des environs. Parfois je l'accompagnais dans son bureau, près de ma chambre. Il y avait beaucoup de livres, de grosses fardes remplies de feuilles très fines qui faisaient du bruit quand on les chiffonnait. J'aimais le regarder calligraphier ses articles à l'encre noire. Ou alors taper sur sa belle machine à écrire : elle était noire, avec des touches bien rondes, légèrement creusées, au bout de leurs grands bras métalliques. Sur son bureau, il y avait aussi des grosses boules de verre transparent, avec de drôles de couleurs et de formes mélangées à l'intérieur. Et puis cette odeur inoubliable : elle emplissait l'esprit d'une sorte de bien-être serein, s'aromatisait des poussières qui mesuraient le temps, dans une danse suspendue à l'infini, fines et dorées : les rayons du soleil filtrant au travers de la petite lucarne dessinaient là, comme un hologramme, le sablier irisé de l'inexorable horloge de l'univers. Cette senteur s'augmentait du plaisir des livres, du sourire de mon parrain, quand il se levait pour en prendre un sur les rayons, l'ouvrait avec un air mystérieux, heureux de me montrer que là, sur cette page justement, se trouvait la réponse à une question que je venais de poser.

 

J'ai toujours gardé le dernier cadeau que mon grand-père m'a offert, avant de partir bien trop tôt, alors que je n'avais que huit ans. J'avais eu un très beau bulletin. J'étais dans la pièce de séjour, près du petit meuble à une seule porte et un seul tiroir (n'y rangeait-on pas le pain ?). Il est arrivé, m'a félicitée, m'a embrassée, et m'a donné un magnifique plumier en cuir terre de sienne, incrusté d'un superbe trois mâts. Il était grand comme un cahier ! Une tirette courait sur trois de ses côtés. A l'intérieur, des trésors : crayons de couleurs, bics de couleurs, gomme, taille crayons... Je sais que j'ai été émerveillée. Ce beau plumier, pour moi ! Et comme il sentait bon ! Mon parrain m'a recommandé, en levant un index décidé, d'en prendre soin, de ne pas l'abîmer, pour pouvoir le garder longtemps... J'ai tenu ma promesse, il est encore, à ce jour, sur l'étagère de mes souvenirs.

 

Le temps était donc suspendu, dans son petit bureau. Il ne fallait pas faire de bruit. Je ne sais plus qui dormait en bas : mon parrain, ma Bobonne ? Je voulais parler quand même, évidemment. Est-ce pour trouver une bonne raison de rompre le silence que j'ai pris en main le petit cadre de bois doré qui ornait le bureau ? Est-ce parce que la photo était jolie ? J'ai toujours aimé les robes de fées ou de mariées. Celle-là était très belle, dans le style des années 1920. Tout en soie blanche : ça se palpe sur la photo. Un corsage droit, une large ceinture sur une taille basse, puis la jupe plissée. De jolie jambes sous leurs bas blancs. De fines chaussures avec une petite bride à la cheville. Un talon assez plat. Sur le front et les cheveux noirs assez courts mais ondulés, une petite calotte joliment brodée qui enveloppe la tête, puis un voile léger qui descend au fil du vent, et s'estompe aux pieds des mariés. Un joli bouquet qui étire ses corolles dans une main gantée de blanc. Un geste de tendresse, de certitude, qui unit l'épouse si belle à son époux. Lui est en queue de pie, avec un col cassé et un nœud papillon blanc. Son regard est heureux, timide aussi : est-ce trop beau pour être vrai ? Les sourires sont si doux. A leurs pieds, des fleurs, dispersées dans l'herbe. Là, plus loin, un saule dont les feuilles bruissent délicatement, au rythme de la rivière qui berce ses racines. Il y a des photos qui respirent ainsi le bonheur confiant.

 

J'ai posé la question : était-ce donc mes grands-parents, le jour de leur mariage ? Maman m'a expliqué quelque-chose, en chuchotant, et je n'ai pas tout retenu. Sauf qu'il fallait mieux ne pas en parler, parce que ça rendait triste. Et puis les dormeurs se sont réveillés, en bas, et nous avons pu descendre. Quand il m'arrivait d'être seule, là-haut, j'ai souvent regardé cette dame dont les yeux s'animaient pour me sourire tendrement, rien qu'à moi. Elle est toujours là, présence parmi les fleurs de mon vivoir. Est-ce elle qui m'a suggéré ce retour aux pays de mon enfance ?

 

 

 Marie-Anne Delahaut, photographiée par son papa Jean Delahaut à Mont-sur-Marchienne, septembre 1962.

Le plumier de cuir offert par son grand-père et  parrain Octave Delahaut à Marie-Anne, Beauraing, 1962.

 

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