Chapitres
01. Rendez-vous (MAD) * 02. Li Dvantrain (JD) * 03. La Ducasse (MAD)
04. La Communion (JD) * 05. Augusta (MAD) * 06. Tristesse (JD)
07. 205 (MAD) * 08. Période de guerre 1914-1917 (JD) * 09. Fleurs des champs (MAD)
10. L'ardoise de Baptiste (JD) * 11. Emois interdits (MAD) * 12. Une Montre en or (JD)
13. Jeanne (MAD) * 14. Recette pour vivre vieux (JD) * 15. Tout l'amour d'une maman (MAD).
Prémisses d'orage, Campagne de Hour-en-Famenne, 02.04.2019. Photo M-A D.
- Non, Lydie ! Pas aujourd'hui. Et si tu continues à rompre ainsi tes engagements, ce sera définitif. D'ailleurs, je te donnes le choix : ou tu continues à m'aider, comme tu t'y es engagée, ou tu t'en vas, et tu n'auras plus besoin de revenir.
Ernestine a tourné le dos, la porte a claqué. Lydie marque le coup, les poings serrés. Elle est vraiment très belle, et ses joues, écarlates de fureur, accentuent encore la colère noire de ses yeux. Elle était pourtant prête. Sa bicyclette l'attend devant l'épicerie. Depuis une semaine, elle a repoussé ce rendez-vous avec son fiancé, qui est coiffeur à Pondrôme. Il connaît la belle société et Lydie prend un plaisir infini à se laisser adopter par tout ce beau monde qui fait fête à ses vingt-deux ans.
Une cavalcade la fait sursauter. La porte s'est rouverte. Octave, qui vient de rentrer de l'école, est bien sûr passé par le jardin, pour aller embrasser Augusta, sa grande amie. Il aura certainement rencontré leur mère...
- Pourquoi tu fais pleurer Maman ? C'est toujours à cause de toi qu'elle se fâche ! Pourquoi tu ne nous aimes plus ? Pourquoi tu ne m'emmènes plus jamais avec toi à Pondrôme ? Pourquoi est-ce que tu es devenue trop grande ? Pourquoi tu ne me réponds pas ?
Malgré elle, Lydie est surprise, touchée à vif par son petit frère. Il mélange tout, bien sûr, mais en réalité, il a fait une bonne synthèse... C'est un vrai petit adolescent, depuis sa communion. Elle est lasse, tout à coup, voudrait lui répondre, lui expliquer, se confier enfin à quelqu'un. Mais cet instant qu'elle a pris pour respirer était de trop, évidemment. Il est parti. La porte a claqué à nouveau.
Elle baisse la tête et soupire. Elle ne veut pas se laisser submerger par les larmes. Comment le prévenir, cette fois? Il est trop tard pour lui téléphoner, et de toute manière, elle veut éviter l'air agacé de la standardiste, qui a remarqué le manège. Elle a confiance en lui, ils sont tellement amoureux, mais elle n'aime pas le décevoir. Et cela fait maintenant huit mois que cette mascarade s'éternise. Il faut en finir ! Il faudra vraiment qu'elle parle à ses parents.
La clochette tinte à l'entrée. Voici une cliente, avec ses deux enfants. Lydie cache son émotion derrière le masque hautain qui fait jaser les gens du village. Non mais, pour qui se prend-elle, cette pimbêche ! Ca arrive à tout le monde de se trouver un "beau"! Heureusement, Lydie est efficace, a toujours un mot gentil pour les enfants... Les clients n'ont pas d'autre choix que d'être satisfaits. La diversion détourne un instant l'attention de Lydie, qui sent gonfler en elle les germes de la révolte.
Elle reste dans le magasin, après le départ de la cliente. Sa bouche est fermée sur tous les mots d'apaisement, ses yeux de braise atisée par le vent dévorent son visage. Elle n'a pas envie de retourner dans la cuisine ni dans le jardin. Elle sait que sa mère déborde de travail, avec ses commandes de modiste, son épicerie, son ménage, ses trois grands enfants, et cette dernière petite sœur, l'inattendue Denise. Deux ans déjà que cette sacrée poupée blonde a révolutionné la vie de leur famille qui avait oublié le temps des bébés...
Elle a de la chance, cette petite dernière ! Tout le monde l'admire, lui sourit, la cajole, la gâte... Elle bénéficie même d'une "nurse", rien que pour elle, pour l'entourer et l'aider à grandir. Mais oui, c'est Augusta, qui ne fait plus que ça ! Cette grande fille de dix-huit printemps ressemble à une statue de la Vierge qui aurait accroché un morceau de soleil dans ses cheveux, longs et blonds comme les blés mûrs, avec des coquelicots sur les joues et des bleuets au fond des yeux... L'oncle Octave la regarde toujours comme s'il allait la peindre, mais elle refuse de poser. Les garçons parlent d'elle, viennent sans raison à l'épicerie, mais elle ne les voit pas. A croire que c'était sérieux, sa "vocation"... Sauf qu'elle s'est reconvertie : son couvent c'est sa maison, et elle s'est consacrée à sa petite sœur... Sans oublier les chapeaux avec Maman, et les leçons avec Octave. Une vraie sainte, quoi !
Lydie enrage. C'est la comparaison avec sa sœur cadette qui l'empêche d'être libre. Depuis que Lydie connaît son Monsieur Grégoire, on dirait qu'Augusta a tiré un voile de silence, un trait de pudeur entre elle et son aînée. Leur belle amitié s'étiole, elles n'ont plus grand chose à se dire, même si les sentiments chaleureux restent pareils entre elles. Lydie, si bouillante, si directe, est frustrée de cette complicité volée. Elle n'en avait pas d'autre pour ses secrets...
- Lydie ?
Lydie se retourne, surprise à nouveau dans ses pensées. Tiens, la voilà, sa sœur angélique. Quand on pense au loup, parfois on voit l'agneau...
Augusta pose un doigt sur sa bouche et chuchote presque:
- Lydie, tu peux partir, je me suis arrangée avec Maman. Denise dort, et Octave est parti près de Papa. Je vais m'occuper du magasin. Peut-être que tu devrais passer près de Maman, avant de t'en aller... Allez, ne fais pas cette tête-là ! Ca t'arrange mieux comme ça, non ?
Elles se sont rapprochées, leurs mains se touchent, comme quand elles étaient petites. On sent que le contact est immédiat, entre ces deux-là, la noire belle et fière, et la blonde, plus fine et gracieuse.
- ... Ben oui, évidemment ! C'est vraiment gentil, Augusta ! Mais je ne m'y attendais pas ! Tu sais, je ne comprends pas pourquoi tu ne veux plus me parler depuis...
- Allez, ne t'en fais pas ! Tu perds du temps. Moi aussi, j'ai mes problèmes. Tu es tellement ancrée dans les tiens que tu ne l'as pas remarqué. Je t'en parlerai peut-être bientôt. On verra... Si tu as envie de m'écouter.
- Mais, Augusta...
Elles se tiennent par les bras, maintenant, comme pour une accolade, comme pour une bataille, pour une retrouvaille.
- Ecoute, Lydie! Toi aussi, tu as changé. Va, maintenant. Et puis,... Euh...
- Quoi ? Dis vite...
- Demain, j'aimerais bien, enfin je voudrais, si tu voulais, ça m'arrangerait..., c'est-à-dire que tu pourrais...
Les deux sœurs, si différentes, éclatent de rire en même temps.
- Chante-le !
- Voilà ... Demain, en fin d'après-midi, essaie de rester ici, pour t'occuper des petits. Je... je... Je dois vérifier quelque-chose, je m'en irai un peu... D'accord?
- Gagné, petite sœur ! Mais tu m'intrigues, là ! Ma-de-moi-selle-la-Sainte a donc ses secrets! Hahaha! Allez, je te préfère comme ça !
Elles se secouent, s'ébouriffent les cheveux, claquent leurs paumes en rythme, comme dans leurs jeux d'autrefois, sonnant le code de leur complicité reconquise. Elles s'embrassent, et Lydie file vers la cuisine.
Le lendemain, Lydie rayonne. Elle s'active, bourdonne, chantonne, s'occupe de tout. Hier, en rentrant, elle a offert une palette de fleurs toutes chaudes encore du soleil de juin à sa mère. Elles ont beaucoup parlé. Elles avaient l'air bien, sereines, dans la douceur orange du couchant. La saison est généreuse, l'air du soir fleure bon la moisson qui bat son plein. Si tout va bien, d'ailleurs, les fenils seront remplis avant qu'éclatent les orages. Dieu, que la paix est bonne à respirer...
Augusta aussi, chantonne... Elle n'a pas suivi la conversation, hier, mais a deviné son importance, a ressenti la paix du soir. Augusta est simplement plus belle, comme auréolée de lumière. Mystérieuse. Nerveuse, peut-être un peu, mais seule sa sœur le remarque. Elles ne parlent pas, savent qu'elles en auront le temps, demain, ce soir. Elles partageront chacune leur secret, s'écouteront tout en parlant en même temps, comme avant... La nuit sera longue, à la lueur dansante de la bougie, dans leur chambre commune... L'avenir, comme la moisson, s'active pour la récolte. Elles le sentent, elles sont prêtes.
L'heure approche. Augusta est parée. Elle a jeté sur ses épaules le châle de lin blanc qu'elle a crocheté, ciselé cet hiver. Ne pas affronter l'aventure sans protection... Son corsage de soie lui aussi est délicatement brodé. Augusta a des doigts de fée... Il découvre ses douces épaules, et l'encolure carrée ajourée élance son cou de biche sauvage. Elle a laissé ses cheveux blonds nature, sans le moindre ruban. Ils ondulent doucement, comme pour mieux se confondre avec les champs qu'elle va traverser. Une main serrée sur le châle, à hauteur de son cœur qui tangue, l'autre agrippant les volants de la longue jupe fleurie de pastels, dévoile les bottillons lacés sur les chevilles nues. Ne pas courir vers la destinée en sabots. Belle et chasseresse, l'angélique a un regard de louve prête au combat. Son visage est calme, pourtant. Elle maîtrisera...
Lydie regarde sa sœur transfigurée. Pas un mot entre elles, pour cet instant. Pas un geste. Juste un regard, lourd d'amitié, de confiance, de promesses, de protection. Augusta a déjà disparu. Lydie reste là, gardienne, le cœur en rythme associé à celui de sa sœur. Elle veille.
Augusta a vite franchi, furtive comme jadis, la centaine de mètres qui la sépare de l'école. Surtout ne pas se faire voir par son père ! Quelques enjambées encore, elle vire à gauche, se faufile sous la clôture du verger. Elle galope. Le traverser, humant les fruitiers qui mûrissent leurs cadeaux juteux et sucrés. Seconde clôture. Elle rejette en arrière les pans du châle autour de son cou, pour libérer sa main. Elle relève plus haut sa jupe sur ses cuisses de gazelle. Elle sait respirer profondément, pas trop vite, la bouche fermée, pour contrer les périls que la saison des foins cultive pour elle. Son cœur ne doit pas courir plus vite qu'elle... Déjà elle aperçoit, au bout de son regard, le champ rasé, envahi de petites huttes dorées. Les meules de foin se dorlotent au soleil, parsemées d'oiseaux, encerclées d'insectes bourdonnant. Elles seront rassemblées ce soir encore, l'autre partie du champ, là-bas à l'horizon, est déjà désertée de ces huttes chaudes. Vite, la dernière de la rangée de gauche.
Augusta n'a pas une seule fois regardé derrière elle. Elle s'est engouffrée dans les épis odorants, enroulée dans ses cheveux. Elle a suivi les instructions du billet que Michel lui a glissé dans la main, avant-hier. Elle ne s'est pas posé de questions sur ce rôle de Michel qu'elle sait pourtant amoureux d'elle, depuis si longtemps. Sans doute a-t-il compris, sans doute a-t-il eu l'intelligence de préférer leur amitié... "Attends Louis, avant les vêpres, jeudi. Dernière meule à gauche, au fond du champ du Goupil. Sois en avance et cache-toi. Surprise!" Elle l'a tant relu qu'elle le connaît par cœur. Elle l'a récité en accrochant chaque fois ce mot bizarre : "Surprise". Les points d'interrogation se sont multipliés dans son esprit, tantôt roses, tantôt noirs. Maintenant elle est là. En avance. Cachée. Protégée. En attente. Elle a ménagé un jour vers le fond du champs, au travers de sa cachette. Elle a dénoué le châle. Son front perle des gouttes lourdes. Elle respire lentement, pour calmer son cœur. Son nez chatouille. Elle le presse avec son mouchoir. Eviter la crise d'éternuements... La période des foins ne l'épargne jamais. Mais elle ne risque rien tant qu'il n'y a pas d'orage. Tranquille pour aujourd'hui.
Augusta n'a pas une seule fois regardé derrière elle. Lydie a vu pour elle, trop tard. Lydie sent sa gorge qui se noue, avale difficilement. Comment la prévenir. Elle ne sait pas où sa sœur est partie, ni pour combien de temps. C'est trop bête, à quelques minutes près ! Elle ne peut qu'être allée à travers champs, vers le bois, dos au village, forcément, dos à la menace qui approche maintenant !
Les oiseaux se sont tus. Les mouches volent bas et agressent. Le silence est assourdissant. La masse noire des nuages avance à pas lourds. A pas de géants. Aucun souffle de vent pourtant, au niveau du sol. L'orage sera à la hauteur de sa réputation, fier d'être le Premier de la saison. Agglutinant les décharges malfaisantes, asphyxiant la vallée, sa proie, dans un éclat de son rire verdâtre. Les gens du village ont compris. L'épicerie est déserte, chacun se terre chez soi.
Augusta... Lydie sait qu'il ne sert à rien de sortir, de courir. Elle sent le destin qui se noue. Elle veille. Lydie, infirmière compétente, ne vit plus qu'accrochée à la respiration de sa sœur.
Augusta a jeté un œil vers la droite. Il arrivera certainement par là. Il laissera son vélo au bord du chemin derrière la potale. Il longera le champs par le fond. Oui, elle distingue l'ombre qui court, elle l'a reconnu, malgré sa tête bouclée enfoncée dans les épaules, le dos qu'il tient courbé pour mieux se dissimuler aux regards indiscrets. Voilà, elle connaît la réponse. Le sourire éclate sur son visage. Maintenant elle sait. Elle est amoureuse. Il suffisait d'un déclic... D'une main, elle lisse ses épaules, ses cheveux, sa jupe. Elle est prête. Elle sort à nouveau la tête, il va arriver, la rejoindre. Elle sourit.
Augusta va se montrer, sortir de sa cachette. Tiens, il a changé de direction... Il s'arrête, fais un signe, court vers le milieu du champs! Ahurie, elle s'agenouille et regarde en arrière. Une seconde suffit pour que la réalité lui explose dans la figure et dans le cœur.
Louis court à la rencontre d'une autre, qui court aussi, vers lui. Qui lâche sa jupe, tend les bras, s'empêtre dans les plis libérés et roule dans les blés coupés. Il roule aussi, l'enroule, la relève dans ses bras et tourne, tourne, tourne...
Augusta sent sa tête qui tourne, tourne, tourne... Elle recule et s'engouffre dans sa cachette, pétrifiée. Louise. Louis et Louise. C'était donc ça la surprise. Noire. Michel n'est pas son ami, Michel est jaloux, il a voulu la tuer.
Mourir. Elle a aussi vu le ciel. L'orage. Le Premier de la saison. Des larmes brûlantes giclent de ses yeux. Elle est prisonnière de cette meule de foin. Elle sait au moins qu'Ils ne l'ont pas devinée. Qu'ils aillent s'aimer ailleurs!
La traîtrise l'a dépouillée de ses armes défensives contre l'orage. Arrogant, il lance sa première langue de feu. Le ciel est vert. Le spectacle sera beau. 1, 2, 3, 4 secondes, le tonnerre craque et se jette sur le champ de blé, assourdissant, plein d'écho, de violence. L'orage a bien visé, il est juste au-dessus, exactement au-dessus d'Augusta. Il s'engouffre dans ses poumons, enserre sa respiration, trouble sa vue. Elle voit bleu. Elle tourne, arrache de brefs souffles brûlants de sa poitrine. Glacée. Elle se laisse tomber sur le dos, forçant sa tête hors de sa prison. La moiteur du foin est insupportable. Augusta fixe de ses yeux vitreux le ciel qui se déchaîne. Elle devine qu'il n'y aura pas de pluie. Les éclairs déchirent son corps comme des coups de fouet, le tonnerre décharge son poison en parfaite simultanéité. Sous le ciel vert et noir, Augusta est bleue et grise. Ses mains se sont raidies, comme des couteaux de pierre. Sa bouche qui picote est figée, serrée, tétanisée. Sa poitrine se soulève à peine, le souffle est atrocement court. Son cerveau lui lance des images lacérées, sa conscience vacille. L'orage serait-il un cruel ami, venu pour lui faire oublier sa vision de cauchemar ? Augusta soudain n'a plus envie de respirer. Effort trop fort. Lutte. Ne. Pas. Dormir.
- MAMAN! Vite! Augusta! Danger! Je vais prévenir Papa!
Lydie vole, arrache son tablier, relève les plis noirs de sa jupe. Cheveux noirs ébouriffés autour de son visage affolé, elle prend en charge, s'envole comme un grand oiseau. Déjà elle a enfoncé la porte de l'école, escalade les marches usées, s'engouffre dans la pièce calme où le secrétaire communal s'applique sur ses dossiers.
- PAPA, Augusta! Va chercher le médecin, vite! Je la ramène à la maison si je peux. Je pars par le verger. Elle va mourir!
Lydie laisse son père atterré, livide sous le choc, qui se lève, automate, prend sa veste et son chapeau, la suit dans l'escalier.
Lydie a traversé le verger, laissant un morceau de sa jupe à la clôture. Elle défie l'orage qui gronde toujours, grande pique noire dressée vengeresse, traversant le champ jaune-mauve figé sous le ciel noir-violet. Elle court, et les braises au milieu de son visage scrutent chaque meule, chaque ombre dans l'espace hypnotisé. Elle court, droite, gauche, se baisse, croit la voir, déjà repart, plus vite, plus loin... Lance son poing et crache sa haine à l'éclair, cri guttural échappé de sa gorge d'angoisse, colère d'amour qui veut vaincre. Va vaincre. Elle court... Elle sent, vibre, intercepte les ondes. Lesquelles, elle ne se pose pas la question. Elle se laisse guider. Tout à coup. Le fond du champ, à gauche. Là, une masse claire, pastel, blanche. Non, pas blanche, bleue, violette.
Un cri violent, sourd, étouffé.
- Aah ! Augusta.
Elle s'agenouille.
Secoue sa sœur inerte.
Ses lèvres crispées, presque grises. Scellées...
- Augusta !
Elle la gifle, doucement, plus fort.
Lydie voit bleu, se trouble, la tête lui tourne.
Réagir. Que faire ?
Les mains inertes et glacées de sa sœur.
Le pouls ? Pas le temps de le chercher.
L'instinct la guide, ouvre la bouche glacée.
Elle souffle avec sa bouche l'air qui manque dans les poumons vidés, pour en extraire la mort avide.
Elle souffle, souffle encore, en rythme avec sa respiration, l'air qu'elle arrache à l'atmosphère électrisée.
- Augusta ! Réveille-toi !
Lydie secoue encore les épaules aimées et se fige.
Augusta accroche ses yeux glacés dans ceux de sa sœur.
- Ly--die.
Sa voix à peine perceptible.
Lydie se penche.
Mémoire ouverte sur cet instant précieux.
Le temps s'arrête.
- Lou--is. ... Lou--ise... Tra--hi... ...
Les yeux se referment.
Lydie a compris.
Elle hurle !
- AUGUSTA !...
Sa sœur se réveille un instant, esquisse un sourire, et dans un effort, chasse avec son dernier souffle
- Soy--ez-heu--reux…
Ne jamais partir sans dire au-revoir à ceux qu'on aime.
Ne jamais partir sans poser le dernier jalon.
Un râle de bête blessée échappe des lèvres de Lydie, foudroyée.
Force.
Ne pas se laisser aller.
Energie de la dernière chance.
Lydie se relève, arrache Augusta à la paille, passe les bras de sa sœur par-dessus ses propres épaules, assure sa prise avec le châle ciselé.
Ajuste, d'un geste de l'épaule, la tête légère au creux de son cou.
Démarre avec un "Han" de bûcheron.
Avance à pas longs, gardant les genoux pliés pour mieux gérer sa charge.
S'arrête.
Vite, d'une main remonte sa jupe, la fait rouler sous sa ceinture.
Cuisses dénudées sous l'éclair qui se meurt.
Statue grecque défiant les dieux.
Elle reprend sa marche, lente, lourde.
Les pieds d'Augusta roulent sur les épis coupés.
Son corps tressaute au rythme de la marche de sa sœur, lentement, sûrement.
Lydie sous l'effort respire, arrache son souffle, comme Augusta tantôt, sa progression martelée de cris rauques, d'appels sourds, de "Non", "Vite", "Augusta" "Haahan" mâchonnés entre les mâchoires qui se serrent sous l'effort.
La voilà à la clôture du verger.
Au loin les formes s'agitent, accourent.
On la rejoint, on se saisit du corps inerte d'Augusta.
Lydie s'effondre.
Le médecin cherche désespérément le pouls d'Augusta.
Souffle, par sa bouche, l'oxygène qui ne la réveillera pas.
Mais il est impossible d'abandonner sans combattre cette lutte entreprise par Lydie.
Même s'il voit qu'il est trop tard.
Il faut laisser le temps au père qui s'agrippe aux mains de sa fille de comprendre tout seul.
D'avaler le choc.
La mère était là la première, figée, les yeux rivés sur ses deux filles qui approchaient.
Elle vivait leur détresse, le cœur porté vers elles, les mains tendues déjà pour les aimer encore plus fort, hurlant sa panique sans mot.
Pas besoin de lui expliquer, à elle.
Elle a déjà senti au plus profond de son corps, l'arrachement définitif.
Elle s'écroule, hurle murmure :
- Augusta ! Ma petite fille !
Non ! Non ! Seigneur Dieu ! Ne la prenez pas...
Couvre de baisers le visage aimé, qui s'est détendu, puisque le message d'adieu est passé.
Le médecin se redresse. Glacé.
Atroce, le sanglot sec du père qui reçoit la secousse comme un poing dans le ventre, dans la gorge.
Suffocants, les gestes de la mère qui met à nu tout son amour et veut sauver quand même.
Sinistre l'orage qui s'éloigne, bredouillant encore quelques craquements odieux, gêné honteux devant cette mort qui est plus belle que son spectacle à lui.
S'occuper de Lydie, qui respire, elle, dans son inconscience.
Lydie qui a vaincu la mort en donnant à sa sœur bien-aimée une pépite de réconfort pour d'éternité.
Rattraper le temps qui s'est figé.
Le silence.
Note : La tombe d'Augusta Delahaut, datée de 1912, existe toujours,
dans la partie ancienne du beau cimetière de Honnay.
Chaque année, je la fleuris :
Cimetière de Honnay, Augusta Delahaut, 1912. Photo M-A D.
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