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Florilège : Fleurs des champs

 

Roman "Jean-Baptiste"

 

Marie-Anne Delahaut 

Hour-en-Famenne, 03.04.1991.

Chapitres

01. Rendez-vous (MAD)  * 02. Li Dvantrain (JD)  * 03. La Ducasse (MAD) 

04. La Communion (JD)  * 05. Augusta (MAD)  * 06. Tristesse (JD) 

07. 205 (MAD)  * 08. Période de guerre 1914-1917 (JD)  * 09. Fleurs des champs (MAD) 

10. L'ardoise de Baptiste (JD)  * 11. Emois interdits (MAD)  * 12. Une Montre en or (JD) 

13. Jeanne (MAD)  * 14. Recette pour vivre vieux (JD)  * 15. Tout l'amour d'une maman (MAD).

Ecritoire et buvard en cuivre de Jean-Baptiste puis Octave puis Jean Delahaut : deux encriers, le repose porte-plume et les cachets en cuivre, avec support en bois pour l'administration communale de Honnay et en marbre pour les initiales O.D. de mon grand-père. Collection M-A D.

 

Ils ont forcé la porte, bien sûr ! Tout était parfaitement en ordre, dans le corps de logis. Du côté de l'étable, c'était autre chose ! Les bêtes, affamées, trépignaient, les yeux hagards, dans la paille souillée. Une odeur abominable emplissait l'espace pourtant ouvert. Un tas de paille, bizarrement situé dans le fond, près de la porte qui communiquait avec l'habitation, était couvert de mouches bourdonnantes. Le garde-champêtre prit la fourche, pour tâter le tas. Le regard qu'il lança à ses deux compagnons n'augurait rien de bon : c'est un mouchoir sur le nez qu'il dégagea, de la paille agglutinée, un petit veau, tout roux, mort-né sans doute, dans un état plus qu'avancé. 

 

L'impression désagréable de la découverte du pendu ne faisait que s'accentuer. Les trois hommes restaient silencieux, communiquant par gestes. Ils donnèrent à boire aux bêtes impatientes. 

 

Le garde-champêtre entra le premier dans la maison. Un couloir, l'arrière-cuisine et la pièce principale, avec son poêle "crapaud" éteint. Sur la table nette, une tache blanche. Les trois compagnons se taisent toujours. D'un geste de la tête, le curé envoie le garde-champêtre qui saisit la missive. Le curé jette un regard entendu au secrétaire communal: c'est certainement lui, autorité ecclésiastique, qui découvrira le contenu du message. Il ajuste la ceinture de sa soutane, l'air important.

 

Et François, le garde-champêtre, lit, d'un air désolé : "A l'attention personnelle de Monsieur le Secrétaire communal". Monsieur le curé tousse brusquement, tandis que Lucien rougit et tend la main. Le garde-champêtre se précipite vers la table, ouvre le tiroir pour en retirer un couteau. Visiblement gêné, Lucien ouvre délicatement l'enveloppe, et en retire... une seconde enveloppe, tout aussi blanche, sur laquelle un texte court est tracé, d'une écriture soignée, serrée, à l'encre noire. Il lit tout haut : "Monsieur le Secrétaire communal, Je vous remercie d'avoir ouvert cette missive avec tant de soin. Mon souhait serait que vous choisissiez un moment de tranquille sérénité pour lire la lettre que je me permets de vous adresser. Votre liberté est toutefois entière de lire ce modeste message au moment que vous jugerez utile. Je vous prie de bien vouloir excuser les tracas que je vous cause aujourd'hui. Tristement vôtre, 

 

(s) "Léon D."

 

 

Lucien ne put s'empêcher d'apprécier l'attention et le style de ce Léon qu'il connaissait à peine. D'autant plus qu'à voir l'air du curé, (n'était-ce pas la rédemption d'un suicidé qui lui échappait ?), Lucien se sentait tout à coup maître de la situation. François, lui, devinant dans quel sens tournait le vent, s'était rapproché de Lucien, choisissant son camp, comme pour s'associer d'office à la lecture. Le curé, pourtant, posa la question, d'un air détaché : "Et alors, Lucien, tu nous lis, ou tu nous racontes ?" Et Lucien, comme pour échapper à l'ambiance sordide de ces derniers moments, prit plaisir à répondre: "Et bien il me semble que, quelles que soient les circonstances d'un décès, on ne peut pas aller contre les dernières volontés d'un mort... Il n'y a plus rien à faire ici pour le moment. Venez !". 

 

Ils sortirent, s'emplirent les poumons de l'air frais du printemps, avant d'affronter les questions des villageois, qui étaient restés attroupés devant la ferme. Le curé ne voulut rien dire, Lucien quitta le groupe l'air mystérieux, tandis que François devait bien prendre la situation en charge. 

 

C'est le soir même, retranché à l'étage de la maison communale, que Lucien, ayant pris la peine de se servir un verre de genièvre, prit connaissance de la fameuse lettre.

 

 

"Monsieur le Secrétaire communal, 

 

Je savais que vous choisiriez votre bureau pour lire ce message, et je vous remercie humblement pour ce moment que vous voulez bien accorder à un inconnu, suicidé de surcroît. J'espère que vous vous êtes servi une petite goutte... Moi, j'ai pris un verre de vin, dans un des beaux verres en cristal de Vonêche que mes parents m'ont laissés. Je m'offre une bonne bouteille pour vous raconter ces derniers instants de ma vie : c'est une des dernières de mon grand-père maternel, qui habitait en Bourgogne. Cette bouteille a toujours été gardée en prévision d'un grand événement : je crois que l'occasion en vaut la peine pour moi... C'est un Bourgogne Clairet Hautes-Côtes-de-Beaune 1865. Il est à la hauteur de sa réputation et de cet instant, je peux vous l'assurer... 

 

Vous verrez que ma cave est bien remplie. Je vous lègue sa totalité, en souvenir de ce dernier cadeau de la vie, que je déguste grâce à vous : la colère et la frustration du curé, quand il a vu que la lettre ne lui était pas adressée (ai-je eu tort de l'imaginer ainsi ?) !! Acceptez-vous d'en rire avec moi ? Je sais que vous devez être surpris de mon choix, puisque nous nous connaissons à peine, mais je vous ai souvent observé, et je vous connais par une autre source. Vous comprendre plus loin, si vous le voulez bien. Je vous demande maintenant votre décision : si vous acceptez cette étrange complicité, trinquons à cette amitié posthume.... Cela me fait tant de bien d'y penser. Vous acceptez, n'est-ce pas ? C'est ma dernière bouée de sauvetage. A votre santé, Monsieur le Secrétaire communal ! Moi, c'est Léon, et la destinée m'a conduit sur d'étranges chemins...". 

 

Lucien se redressa, à son bureau, et saisit son verre. Surpris encore, gêné un peu, il trinqua en effet, et sursauta presque en s'entendant murmurer "Moi, c'est Lucien...". Un instant, il laissa son regard se perdre dans l'écarlate du couchant, rassemblant dans son esprit les traits de ce Léon. Vingt-cinq ans, c'est jeune pour mourir ! Lucien soupira lourdement en pensant à Augusta la Douce. Au fond, ces gens sont arrivés combien de temps... deux ou trois ans avant sa mort ? Ils étaient à peu près du même âge, Léon un peu plus vieux qu'Augusta? Deux ans de plus, peut-être. Mais Lucien ne se souvenait pas les avoir vus ensemble. On ne les rencontrait pas souvent, ces gens-là d'ailleurs. Ils restaient dans leur ferme, le gamin était en pension à l'époque et, pendant les vacances, il semblait être toujours seul, avec quelques livres sous le bras. Il était poli, mais ne parlait jamais avec personne, semble-t-il. Alors on ne s'en occupait pas. Il faisait partie du paysage, c'est tout. Un beau gars, pourtant. Elancé, une masse de cheveux noirs bien tenus, de grands yeux très bleus, un regard profond qui semblait toujours s'envoler par-dessus votre tête quand il disait bonjour. Un nez fin, une bouche bien dessinée. Surprenant, de se souvenir de ça pour un garçon ! Ainsi donc il aime le bon vin, ce jeune homme. Allez, mon gars, vas-y, je t'écoute... 

 

"Et bien voilà.  Je ne sais pas très bien par où commencer. Par la fin, peut-être... Vous savez que je me suis toujours occupé de la ferme, depuis la mort de mes parents. Seul. Ce n'était pas facile, surtout que je n'aimais pas tellement ça. Alors je le faisais pour les bêtes, enfin celles qui restaient, parce que j'en ai vendu beaucoup. J'espérais vendre tout, pour pouvoir retourner à Paris, mais je ne suis pas commerçant, et même ça je n'arrive pas à le faire. Comme je n'ai plus d'ami ici, je parle à mes vaches... Le reste du temps, j'étudie, j'écris. Quand j'ai fini un travail, je vais le porter à mes professeurs, espérant toujours qu'il y aura une lettre pour moi, mais il n'y en a jamais eu une seule... Cette solitude me pèse de plus en plus. Je me sens prisonnier, mes souvenirs de printemps à Paris ne me laissent pas en paix. 

 

Je savais bien que Pâquerette allait vêler, je m'occupais d'elle, je l'ai veillée plusieurs nuits. J'étais à bout de force. J'ai été appeler Gustin, mais il n'est pas venu. Et quand c'est arrivé, je m'étais endormi, à la table, sur mes livres. C'était en pleine nuit. Quand je me suis enfin réveillé, Pâquerette, qui m'appelait désespérément, était en piteux état. J'ai fait tout ce que j'ai pu pour l'aider, mais c'était déjà trop tard pour le veau, il était mort. J'ai bien vu que Pâquerette m'en voulait. Et en plus elle avait l'air de souffrir vraiment. Je l'ai soignée, mais je n'ai pas eu le courage de m'occuper du veau. Je l'ai simplement couvert de paille. Vous aurez dû le trouver. Je suis désolé. 

 

Maintenant, je me dis que ce n'est plus possible de vivre ainsi. Je n'ai plus la force de m'occuper des bêtes ni de la ferme. Je n'arrive plus à étudier, je n'écris plus rien de bon. Je voudrais retourner à Paris, mais même de ça, j'ai peur. Je ne sais pas encore vraiment accepter... ce qui m'arrive. Car voyez-vous, Lucien, il faudra bien que je vous le dise. Je dois oser, parce que cela m'obligera à réussir ma mort, forcément. Vous comprendrez, et j'espère que vous me garderez cette amitié que vous m'offrez maintenant. Je dois aussi vous dire autre chose, quelque chose qui m'a aidé à vivre ici, qui a été tellement important pour moi. Augusta, votre fille, a été ma seule amie. Elle seule m'a soutenu. Elle seule savait tout de moi, elle seule a su accepter ma... différence. Elle seule m'a offert sa confiance et son amitié. Elle seule a pu me guider, ici, avec son incroyable intelligence. Notre amitié était pure et forte, je vous en donne ma parole. Sa mort m'a bouleversé, cassé, anéanti. Je savais que quelque chose se passait pour elle, mais elle n'avait rien dit avant, elle m'avait seulement demandé de penser fort à elle parce que sa vie allait peut-être changer. Elle devait venir le lendemain, pour tout me raconter, elle l'avait promis. Je garde ce lendemain-là comme le plus laid jour de ma vie. 

 

J'ai pensé depuis à tous les "j'aurais dû", mais je n'étais rien, je n'avais aucun droit sur elle, comprenez-vous ? Comment aurais-je pu imaginer qu'il y avait le moindre danger... Alors, depuis ce moment, ma vie s'est arrêtée aussi. Mes seuls contacts avec l'extérieur sont pour elle, lorsque je lui porte des fleurs. Vous l'avez certainement remarqué... Peut-être accepterez-vous de continuer à fleurir sa mémoire ? Je sais que c'est un peu saugrenu de vous demander cela à vous, qui êtes son père... Je crois qu'elle était heureuse de notre amitié. Je sais que parfois sa sœur Lydie l'appelait "la sainte". Elle en était certainement une, avec en contraste un terrible feu intérieur. Elle aimait mes livres, je lui ai parlé de tous les grands écrivains, des Lumières, des philosophes... Elle a vu mes écrits, elle savait mes séjours à Paris, parmi les maîtres, elle se passionnait avec moi. Elle avait pleine confiance en moi, je le sentais. Elle acceptait mon problème, mon drame, de n'être attiré que par les garçons. Elle savait que je le refoulais comme une tare, elle savait que j'en avais souffert, puisque j'ai dû quitter Paris à cause de cet amour fou, de ce garçon que j'ai aimé une seule fois, qui me l'a rendu au centuple, mais que ses parents ont condamné, éloigné de moi. Ils l'ont exilé, je n'ai jamais su où. Je n'ai même pas pu lui écrire, et ses parents m'ont retourné sans l'ouvrir la lettre que je leur avais envoyée, pour excuser leur fils et prendre toute la responsabilité sur moi, je vous l'assure. Nous avions le même âge, mais moi j'étais à Paris seul, indépendant, tandis que lui n'avait pour seule liberté que nos cours communs à la Sorbonne. C'est bête, n'est-ce pas, que j'aie abandonné mes études si près du but... Ainsi va la vie, ainsi va la mort. Mes parents n'ont rien su, jamais.  

 

Vous êtes le seul, Lucien, et j'espère que vous ne m'en voudrez pas. J'aimerais que vous gardiez mon secret, et que mon image ne soit pas souillée dans votre souvenir... 

 

Parce que votre fille Augusta m'a donné tant de force, je vous laisse tous mes biens. Vous trouverez ci-après la lettre officielle de mon testament. Faites de la ferme et des bêtes pour un mieux. Gardez simplement les livres le vin... Je vous remercie infiniment. 

 

Je peux maintenant m'en aller sans bruit."

 

(Si) "Votre ami, Léon".

 

 

Lucien n'en voulut pas à Léon. Cette différence dont il parlait l'offusquait un peu, mais l'amitié pour Augusta le touchait profondément. Il était soulagé de savoir, pour les fleurs. Il décida de garder le vin, et de lire les livres que sa fille avait aimés. 

 

Le lendemain il resta muet à propos des confidences de Léon, montrant seulement la lettre du testament. Au curé et aux autres curieux, Lucien dit simplement que Léon avait été ami avec sa fille Augusta et que le curé pouvait l'enterrer, car c'était un bon gars. Il prit même un certain plaisir, avec l'impression d'être complice, de se jouer des autres, de sceller le pacte d'un secret pour l'éternité, lorsqu'on l'a taquiné, du bout des yeux, sur l'"amitié" de Léon et d'Augusta, en émettant l'hypothèse du chagrin d'amour. Lucien fut assez fier de son silence. Comme si Léon était guéri de ses problèmes.  

 

Lucien fut le seul à suivre le cercueil. 

 

Il a toujours continué, pour les fleurs.

 

Cachet en cuivre du secrétaire communal de Honnay appartenant à Jean-Baptiste Delahaut : le lion symbolique, à ses pieds la mention "L'union fait la force" et, sur le pourtour,

"Administration communale de Honnay - Namur". Collection M-A D.

 

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